La femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov sort sur les écrans en France cette semaine : film historique poignant sur l’aveuglement d’une femme, il fait écho d’une manière indirecte à l’actualité la plus brûlante du moment.
La femme de Tchaïkovski fut le premier beau film de la compétition cannoise dans un contexte de guerre déclarée en Ukraine face l’agression russe du 24 février 2022. Il s’agit pourtant d’une reconstitution historique minutieuse des années 1870 réalisée par le jeune esthète russe (et à moitié ukrainien par sa mère) Kirill Serebrennikov (Leto, 2018, La Fièvre de Petrov, 2021), s’emparant d’un fait réel, le mariage du célèbre compositeur russe Tchaïkovski cherchant à cacher son homosexualité en réponse à l’élan passionné d’une de ses admiratrices, Antonina Milioukova. C’est à travers le regard de cette femme éperdue, aux prises avec ses sentiments brûlants pour le compositeur, que le cinéaste choisit de raconter cette histoire, rappelant en exergue du film l’archaïsme réservé à la condition féminine de l’époque. Naïve, Antonina est vite bafouée, puis reniée par son époux intransigeant. Le cinéaste filme la ténacité de la jeune femme à attirer Tchaïkovski dans son lit, tandis qu’il sombre dans une lente dépression. Dans ces décors aux couleurs gris-vert, Serebrennikov tisse une toile vénéneuse, un carcan d’humiliations autour de cette oie blanche et têtue comme un âne, tant elle n’en démord pas, résistant à la réalité : elle veut, elle exige, que Tchaïkovski l’aime et l’honore comme un mari. Malgré ce qui saute aux yeux, elle ne veut pas voir.
Ce beau et mauvais rôle qu’Antonina tient sous les traits d’une actrice miraculeuse (Aliona Mikhaïlov) s’approche du gouffre et de la folie. Dans ce portrait tragique, Serebrennikov parvient avec sa comédienne à atteindre de belles fulgurances, évoquant le souvenir de la fièvre d’Isabelle Adjani dans Adèle H. de François Truffaut ou les désarrois viscontiens de Livia Serpieri (Alida Valli) dans Senso. Il va d’ailleurs jusqu’à lui attribuer l’allure mortuaire de Sissi (Romy Schneider dans Ludwig du même Luchino Visconti) dans une scène où Antonina est entourée d’hommes dans le plus simple appareil. Choc esthétique, beauté du drame, Serebrennikov ravive avec raffinement une certaine idée de la décadence de la fin du XIXe siècle. Ce temps où l’on préférait se perdre plutôt que d’affronter la vérité. Un message à peine voilé sur l’attitude de certains régimes politiques d’aujourd’hui.
Olivier Bombarda