Grand film sur l’abandon, à l’épreuve de la représentation et des sentiments, à travers la figure d’un Don Juan mal aimé.
Après le film de guerre – La France (2007) -, le fantastique – Madame Hyde (2018) – et le policier – Tip Top(2013) -, Serge Bozon s’affranchit des genres pour livrer son film le plus authentique. Ce n’est ni une comédie musicale (malgré les passages chantés), ni un film historique (bien que ce soit une libre adaptation du Don Juan de Molière), ni une romance, malgré l’amour qui hante chaque scène. Il s’agit du portait de Laurent (Tahar Rahim, métamorphosé avec son visage dévasté) abandonné par une femme, Julie (Virginie Efira, et ses multiples apparences). Il cherche à la reconquérir. Il la voit à travers toutes les femmes qu’il rencontre, et celles-ci repoussent sans cesse ses avances. Au-delà du propos féministe et post-MeToo (encouragé par la signature d’Axelle Ropert, coscénariste sur tous les films de Bozon), ces approches qui engendrent la répulsion génèrent un grand mouvement général comme si tout le film était une chorégraphie du non-consentement, menant d’ailleurs à une véritable scène dansée, où les gestes de contact et de rejet sont le plus directement filmés.
C’est un Don Juan minable qui nous est donné à voir, loin du mythe flamboyant. Il est enfermé dans un cercle obsessionnel. Le cinéaste ne le juge pas. Il indique bien que sa névrose sentimentale agit avec violence sur les autres, tout en s’écartant de la figure du monstre. L’abandon est vécu par Laurent comme un deuil. Il en souffre. Laurent est un acteur, engagé dans une mise en scène de la pièce éponyme de Molière. Sa partenaire de jeu prend soudainement le visage de la femme qu’il a aimée. Sur scène, il doit à nouveau se confronter à ses démons. Face à cette mise en abyme, aux sentiments vécus au cœur de la représentation, le sujet central du film prend forme : c’est de la sincérité qu’il s’agit.
Quand est-on le plus sincère ? La vérité émerge parfois malgré les masques. Et les chansons (composées par Mehdi Zannad et Laurent Talon) interprétées par les acteurs, dont les paroles expriment l’amour blessé, ne se prêtent pas au décalage (comme ce fut le cas dans La France), mais nous rapprochent encore un peu plus de la douleur. Sans ironie ni cynisme, ce film sur les simulacres et la grandeur des sentiments, magnifié par le symphonisme romantique de Benjamin Esdraffo, est habité par la peur de l’abandon. S’abandonner (dans un rôle) ou être abandonné. C’est toute la question. Au duo Laurent/Julie, couple brisé à la vie, Don Juan/Elvire à la scène, s’ajoute un troisième personnage, interprété sobrement mais avec autorité par Alain Chamfort. Il exprime lui aussi un deuil, lié à la perte de sa fille. Tremblotant devant son piano ou son verre, son émotion non feinte entre ainsi en confrontation avec celle d’un Don Juan démasqué. Il s’avère même être celui qui détient la vérité sur le film, tel un narrateur omniscient qui organise sa vengeance sur le personnage, ou telle la statue du commandeur chez Molière. Cette dimension presque divine est confirmée par le plan du ciel magnifié par la musique du Don Giovanni de Mozart.