De Humani Corporis Fabrica est un voyage souvent insoutenable à l’intérieur du corps humain, se révélant néanmoins inédit et essentiel.
Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, tous deux anthropologues et déjà auteurs de Leviathan et du très dérangeant Caniba, proposaient cette année en compétition à la Quinzaine des Réalisateurs un nouveau documentaire intitulé De Humanis Corpora Fabrica en hommage à un livre d’André Vésale, anatomiste de la Renaissance qui avait ouvert pour la première fois le corps au regard de la science.
Cette réalisation, qu’ils définissent eux-mêmes de « réalisme cosmique », donne à assister à une cartographie médicale du corps pris en charge par l’hôpital. Il est composé de longues scènes captées par des caméras endoscopiques à l’occasion d’interventions. En somme, un road trip intérieur de l’anatomie humaine en très gros plans. À ce spectacle de liquide amniotique, de chair et de sang dans tous leurs états, un conseil aux âmes sensibles : abstenez vous. À raison, des fauteuils ont vite claqué lors de la séance dans la grande salle du Théâtre Croisette, car ces images sans fard avec leur lot d’incisions, de perforations, d’extractions soulèvent fortement le cœur. En guise de chirurgie en bonne et due forme, le spectateur a droit à une opération de la cataracte, une ablation de la prostate, une césarienne, un redressement d’une scoliose sévère comprenant coups de marteau, tournevis et tiges d’acier. Rien n’est épargné au spectateur néophyte, ici chahuté comme s’il y avait un impératif supérieur à voir ce que d’ordinaire tout le monde cherche à ignorer. Les auteurs ont choisi en parallèle de laisser défiler les commentaires et les dialogues des soignants en direct de leurs exercices, faisant montre de concentration teintée de détachement, comme si l’ensemble était proprement banal. On y retrouve notamment le couplet désabusé sur l’état déliquescent de l’hôpital, ses conditions précaires, le manque de moyens, de coordination, de reconnaissance, hormis d’autres badinages hors sujet, telle cette recherche d’appartement alors que le patient est sur le billard. Autant prendre le thé. Pour parachever l’ensemble, les réalisateurs alternent ces moments chirurgicaux sanguinolents avec des séquences d’hommes et de femmes déboussolés, en bout de course dans un Ehpad, corps vidés d’énergie, ralentis, en perte d’autonomie, afin d’enfoncer le clou de la fragilité des corps et des esprits. Cette perspective mène tout droit à cette autre séquence de cadavre vêtu par deux aides-soignantes avant de rejoindre un frigo rempli de ses congénères. Face à ce spectacle glaçant, répétitif, cauchemardesque autant qu’il paraît jamais vu, le spectateur se sent tout petit dans le cosmos, terriblement éphémère. L’unique idée qui l’accapare au sortir de la séance : carpe diem.
Olivier Bombarda