Un demi-siècle après Crimes of the Future (1970), son deuxième long-métrage, David Cronenberg étend la métamorphose du corps à des enfants mutants en même temps que son nouveau Crimes of the Future (2022) atteint le point C du corps orgasmique.
Avant Crimes of the Future, il y avait déjà Crimes of the Future : un Cronenberg de jeunesse peu vu, méconnu. Il n’est pas nécessaire d’avoir vu de précédents films pour en apprécier ou juger un, mais dans ce cas-ci, l’exercice de vision (ou révision) a quelque chose d’important et d’éclairant. Un auteur ne s’auto-cite pas sans raison, parce qu’il n’aurait pas eu de meilleure idée.
Un même titre ne vaut pas apparemment. Cependant, pour connaître le premier Crimes, sorti un demi-siècle auparavant, on ne peut qu’inviter à s’y projeter, avant ou après avoir vu le deuxième Crimes – peu importe l’ordre de vision.
Que voit-t-on dans le film de 1970 ? Un futur détraqué, un monde sans femmes, décimées par les produits cosmétiques. Elles sont le grand corps absent. Crimes of the Future a lieu dans des lieux vides, un homme, ancien directeur d’une Maison de la peau fondée par un certain Antoine Rouge, erre, croise des hommes mutiques qui sont à peine des personnages, plutôt des apparitions.
Dans ce film hermétique, sans dialogue, une voix-off se charge de la narration, des bribes de récit qui rendent plus lisibles ce que montrent des images dont le sens échappe souvent. Ce premier Crimes se regarde comme le brouillon de l’œuvre à venir de David Cronenberg : on peut vérifier une dynamique fictionnelle propre déjà, un univers hors normes, une signature.
Crimes of the Future 2, si on peut l’appeler ainsi, bien que Cronenberg ne le fasse pas puisque ce n’est pas une suite, comprend des éléments communs à Crimes of the Future 1 : le narrateur du film y évoque des organes aux excroissances tumorales (le corps prolifère en lui-même) et une sexualité transgressive, comme dans le film contemporain. Un homme y développe continuellement de nouveaux organes qui sont retirés de son corps : c’est exactement ce qui se passe avec le personnage joué par Viggo Mortensen en 2022.
Sans doute peut-on envisager chaque film du réalisateur canadien comme une création complétant la suivante et ainsi de suite, la somme produite dans l’unicité d’un corps-cerveau obsessionnel, explorant invariablement des sujets et des personnages transformés par la médecine, la technologie, la monstruosité, la maladie, la mutation, le sexe déviant. Une filmographie cohérente, devenue familière, alimentée par des œuvres cultes : Videodrome (1984), La Mouche (1986), Faux Semblants (1989), Crash (1996), ExistenZ (1999), puzzle cinématographique aux images familières s’assemblant de manière cohérente pour composer une œuvre forte, aux fictions fantastiques aux visions horrifiques ou torturées.
En 2022, Crimes of the Future s’inscrit dans cette lignée tout en se singularisant par une mise en scène d’une sophistication extrême, et une photographie que le chef-opérateur Douglas Koch rend sublime. Cette œuvre à la cinématographie éblouissante exhibe encore des corps mutants, dont les organes proliférants, beautés intérieures, deviennent objets d’art. Du body-horror, David Cronenberg passe au body-art. Et l’on songe à quelques-uns des artistes majeurs de l’art contemporain qui font du corps leur oeuvre : Marina Abramovic ou Orlan (Léa Seydoux, avec ses petites cornes sous-cutanées dédouble l’artiste française).
Comme dans Crash, où sexe et machine s’interpénètrent, David Cronenberg fétichise le corps mutant et un plaisir organique relié aux machines. Viggo Mortensen, rôle d’artiste aux performances corporelles extrêmes, est embrassé sur la bouche par Kristen Stewart, personnage balbutiant, avec gaucherie : « Je ne suis pas doué pour le vieux sexe », lui dit-il. Pourtant, le vieux sexe, en tout cas son fantasme, n’a jamais été aussi apparent dans l’œuvre du cinéaste canadien. À la différence de Crash où l’homme, la femme et un objet inanimé forment une sorte de ménage à trois, dans Crimes of the Future, la nouvelle sexualité expérimentée au sein de machines matricielles n’a pas été déshumanisée par l’accouplement avec la technologie. Même altéré, transformé, le corps dont les entrailles dysfonctionnelles ont valeur d’objet d’art reste sensible et poétisé par sa fragilité, ses vacillements, son âme. Il a cessé d’être terrifiant et symptomatique, étrange et bizarre. Il garde une manière d’être : c’est une matière d’être.
Le corps nu de Léa Seydoux, attraction érotique de Crimes of the Future, est un corps d’odalisque qui se serait échappé du tableau d’Ingres. Un corps parfait, d’une pure et stupéfiante beauté, irradiant de désir et de vibration, que le cinéaste filme avec une attention d’esthète, une dévotion de peintre. Léa Seydoux n’est pas la proie du regard : elle est une attraction mystérieuse, magnétique, insaisissable. Elle fait exister une chose nouvelle chez Cronenberg : la chair, la volupté ; l’harmonie. Et une infinie douceur.