Comme à son habitude et davantage que pour son dernier film, Jean-Luc Godard était très attendu par le public international. Le monstre sacré du cinéma, retiré depuis des années en Suisse, a ainsi patiemment été dragué par les autorités cannoises (ceci depuis des années) pour son retour en fanfare, lui octroyant au passage l’hommage de cette belle affiche officielle, où le baiser de Belmondo à Karina (tiré de Pierrot le fou, période bien révolue), trône fièrement sur le fronton du Grand Théatre Lumière.
Le jour dit de la projection officielle en compétition du dernier opus, Le Livre d’image, le Maître aura donc sidéré tout le monde : les amateurs y auront vu une œuvre d’importance, laissant les autres en colère ou dubitatifs, tant le style du cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague aujourd’hui déroute et s’abstrait de toute forme de pédagogie. C’est ainsi que l’amateur de la dispute, que Godard a toujours été, aura clairement gagné son pari : au détour de la frustration naissante et des incompréhensions, les discussions enfiévrées des cinéphiles ont créé les débats, les « pour » et les « contre » s’affrontant dans des joutes fratricides enjouées. Alors que le Maître ne se déplace plus sur les lieux de ses forfaitures, il a, quant à lui, dû, depuis sa grotte à Rolle, bien se marrer face à ce tintamarre.
La poésie godardienne est néanmoins d’une actualité brûlante, à tel point que l’on est surpris de ne pas en trouver davantage d’échos dans d’autres films de cette session, comme s’il était entendu de laisser à l’ancêtre de 87 ans la primeur d’aborder les questions qui fâchent. De quoi s’agit-il exactement ? De parler des Arabes et d’Arabie. Godard s’y colle ainsi, de sa voix chevrotante en 7.1, une prise de parole politique réitérée (ses adversaires diront qu’il ressasse) dans la position du poète armé de collages vidéo, de citations passionnées et d’une modernité explosive et sans concession, où l’on pioche ce que l’on voudra voir et entendre. Le cinéaste qui soutient les vaincus dit : « Je suis du côté des bombes », avec l’ambiguïté nécessaire, rappelle que « la guerre est là » et demande : « Les Arabes peuvent-ils parler ? », tandis qu’il s’attache à l’image d’un Touareg caressant délicatement le menton d’une innocente gazelle. D’autres verront la simplicité du discours, mais la portée profondément humaniste est bien réelle et chevillée à ce film, où le cinéaste ne se prive pas de rappeler que « les hommes vénèrent beaucoup trop les textes, la Bible, le Coran, la Torah », pendant que l’écran est irradié d’images d’archives, de couleurs sursaturées qui claquent, de sons et musiques qui s’entrechoquent dans des successions visuelles multimédia qui embrassent l’abstraction picturale ; l’ensemble du film veut dénoncer la grande puissance impérialiste qui apporte le malheur au peuple, citant aussi le livre d’Albert Cossery (Une ambition dans le désert), où le cheikh Ben Kadem organisa de faux attentats révolutionnaires dans son propre État pour attirer l’attention des grandes puissances. Autant de pistes de réflexion, dans un geste d’une indéniable science esthétique, unique et violent, jeté à la face de l’assemblée de la plus grande vitrine du nombrilisme mondial à Cannes.
Au final : une bombe aux éclats du meilleur effet.