Deux anthropologues filment un cannibale. Pourquoi un homme mange un autre homme ? On ne le saura pas vraiment. Mais on aura vu le visage de la folie et comment le cinéma essaie de cadrer l’image du monstre.
Issei Sagawa est un ogre. En 1981, étudiant en littérature à Paris, le Japonais a mangé le corps de Renée, l’une de ses camarades de la Sorbonne. Longtemps après, il dit :« Je suis fou ». D’une assurance impassible, d’une lucidité impavide. Mais le croit-il, lui-même ? Ou se range-t-il au jugement social du normal et de l’anormal, la considération de l’écart, de la transgression, de la déviance avec laquelle on le regarde et condamne ? Sûr de lui, revendiquant son tabou ultime de la dévoration de l’autre, nous obligeant au pensé impossible de l’anthropophagie, il proclame ici, d’une étrange voix douce et sans affect, ce qu’il en est de sa nature inhumaine et de son humanité contre-nature. Son goût pour la chair humaine, son fantasme absolu, pulsion de sexe et jouissance de mort, Eros et Thanatos. Aveu, convenu, finalement confortable, de sa folie. Extradé au Japon, sorti d’un court internement psychiatrique, Issei Sagawa a fait fructifier son crime, d’une célébrité monnayée et choquante.
Issei Sagawa est un ogre. Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, anthropologues, filment cet ogre. Un monstre, avec toute sa mythologie dévorante. Cette tératologie de cinéma, nauséeuse jusqu’au malaise, se regarde comme un conte horrifique. La réalité du monstre est fascinante et répulsive. Comment le filmer ? Comment le faire tenir dans le cadre ? Dans quelle mise en forme de l’informe le regarder, le représenter, le donner à voir et le mettre à distance ? Filmer le monstre, c’est se colleter avec son informité. Cela ne va pas sans brutalité, voire violence.
Le monstre, selon Littré, est un corps organisé qui présente une conformation insolite. Le monstre est informe. Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor saisissent l’informe chez Issei Sagawa en le privant de corps. On ne voit jamais que son visage, son corps à l’écran n’existe pas. Image-synecdoque. Issei Sagawa n’est plus qu’un visage à la bouche d’ogre. Même quand il mange son chocolat préféré, sa bouche est cette béance ouverte sur la folie. D’ailleurs, il n’est même pas tout un visage complet. Le visage d’Issei Sagawa est serré de si près par la caméra qu’il ne tient pas dans toute l’image. Il la déborde. Il sort du cadre, comme s’il y avait impossibilité à le regarder vraiment en face. En face comme l’avait fait Rithy Panh dans Duch, le maître des forges de l’enfer (2012), montrant, lui, le visage plein, face caméra, d’un criminel de guerre cette fois, du temps de la barbarie khmère rouge, bourreau à l’origine de la mort de 17000 personnes, exécutées et torturées, entre 1975 et 1979 au Cambodge. Rithy Panh et Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor donnent des visages, partiels ou pleins, à la monstruosité.
Issei Sagawa habite avec son frère Jun. Caniba collecte les images de leur enfance, les films de famille en noir et blanc, qui mettent en scène leur quasi- gemellité, imparfaite mais troublante. Une rivalité fraternelle s’exhibe. Les Sagawa sont frères de sang et frères dans le sang. Mais comme Jun le dit lui-même : lui, ne mange pas l’autre. Lui, n’est pas cannibale. Mais une même pulsion étrangement mortifère l’habite, qui le conduit à se faire la plus grande violence, pour sa plus grande jouissance sexuelle. Il joue, de longues minutes, interminables, à s’enserrer dans des fils barbelés qu’il serre jusqu’au sang. Il se mutile, il se scarifie, avec des couteaux, sur des vidéos à la pornographie insupportable. D’une violence terrifiante. Il n’est plus qu’un corps-cicatrice. Le corps difforme qui atteste de la monstruosité.
Monstre vient du latin monstrare, qui signifie montrer. Le monstre n’existe que parce qu’on le montre et parce qu’il est vu. C’est l’essence de Caniba : le spectacle même de la monstruosité.