C’est pas moi de Léos Carax

Élégiaque beauté

À la commande d’un film pour une exposition qui n’a jamais eu lieu, Léos Carax a choisi de répondre par un sublime geste cinématographique : la lettre filmée. Dans ce tendre film, le cœur balance entre souvenirs cinéphiles et élégie de la filiation d’un citoyen-filmeur parcouru par l’amour.

Est-ce la durée, comme la contrainte vécue, qui a permis au cinéaste de s’élever avec une grâce remarquable ? Le temps du cinéma n’est pas affaire de comptabilité, et c’est ce qui se joue ici dans ce film unique dans la longue carrière de Léos Carax. Plus connu pour la grandiloquence de ses élans, parfois jusqu’à la démesure (souvenons-nous de son film Les Amants du Pont -Neuf), il nous offre un récit qui, par le fragment et l’ellipse, parcourt plus profondément le monde des images. Et donc notre état du monde. Très clairement journal intime et intimiste, cet acte secret qui nous permet de dialoguer avec cet autrui qui est en nous devient par la présence même du cinéaste une formidable adresse au monde. C’est pas moi est autant un jeu de mots enfantin qu’un cri lancé comme pour s’excuser d’oser dire Je. Peut-être même s’excuser de n’avoir pas assez fait ou trop, ou mal ? C’est un titre qui nous appartient totalement, de fait.

Les mondes sont multiples en nous, et le premier fut peut-être celui des images et des sons, expériences fondamentales de la vie intra-utérine, que le cinématographe ne cesse de reproduire sur grand écran, et avec quel éclat ! Mais de cet intra vie qui habite Léos Carax, comme tout un chacun, il fait un dédale dans lequel nous sommes libres de le suivre. Avec une telle humilité, même dans l’humour, que nous en sortons comme graciés. Une gratitude née de ces éclats poétiques où se mêlent l’infime comme la beauté, le burlesque sans cruauté, la mélancolie sans tristesse. Quelle joie !

Modern Love de David Bowie renaît du côté d’Annette, Denis Lavant est ce corps céleste qui parcourt toute son œuvre, et soudain surgit la voix de Jonas Mekas. Disparu en 2019, ce cinéaste lituanien et américain, que l’on pensait à tort si éloigné de Léos Carax, partage pourtant avec lui la même attention envers les femmes et les hommes abandonnés. En l’occurrence le désastre humanitaire que vivent les migrants à notre époque.

Alors, art du montage oui, monté-collé avec humour et en toute liberté surréaliste, voire libertaire, des Femen à Balzac, où son petit chien se retrouve aussi non loin des dictateurs contemporains, dans un geste où la poésie est politique. C’est aussi une voix douce, presque apaisée, regardant avec lucidité ce monde des images qui nous habite et dont nous habitons tous les mondes. Pour rester debout, et peut-être aussi pleurer, avec joie, nos pertes comme nos espérances. Cette enfance qui est le cœur de tout.

Nadia Meflah