Récit de la filiation dans lequel la cinéaste Lina Soualem filme sa mère, l’actrice palestinienne Hiam Abbas, Bye Bye Tibériade est aussi un kaléidoscope mémoriel sur quatre générations. Le temps présent s’incarne dans ces visages de femmes, marqués autant par l’exil que par la nécessité de vivre plus que tout.
Deux ans après Leur Algérie, dans lequel Lina Soualem explorait les silences et les blancs de l’histoire de sa famille paternelle algérienne, la cinéaste nous invite à nous déplacer jusqu’en Palestine, à Tibériade, matrice et patrie de sa famille maternelle. Sa mère, Hiam Abbas, fut la première à briser cette filiation en décidant très tôt de partir loin, le plus loin possible, afin de réaliser son rêve, devenir actrice.
« J’étouffais, j’avais besoin de respirer, de me trouver« , confie-t-elle à sa fille qui l’écoute hors champ. Fin des années 1980, Hiam Abbass quitte son village galiléen de Deir Hanna, non loin de Tibériade. Devenue actrice, elle se mariera avec un autre comédien, lui aussi marqué par l’exil, l’acteur franco-algérien Zinedine Soualem.
L’Algérie et la Palestine sont les deux lignes de filiation que porte en elle la cinéaste Lina Soualem, un héritage hautement politique noué par les ravages du colonialisme et de la guerre, comme par la dépossession et la destruction de la mémoire. Lorsque le cinéma est apparu, dès les premières vues des opérateurs Lumière, il s’est imposé avec évidence comme l’archive du temps. Tout cinéaste sait qu’il filme le vivant destiné à disparaître. Là où le film pointe directement au cœur, c’est que, depuis le mois d’octobre 2023, tout acte cinématographique venant de Palestine relève du vital. Entre désespoir, impuissance et rappel de l’immense responsabilité que nous avons en tant que filmeur, mais aussi regardeur.
Là où le film s’impose véritablement, c’est dans sa relation au temps présent, où deux femmes, la filmeuse et la filmée, voyagent ensemble en Palestine, mais aussi dans leurs mémoires communes et fracturées.
Mais le film bifurque aussi avec une grande finesse dans ce subtil rapport de force qui s’instaure entre deux femmes. Hiam Abbas, filmée par Lina Soualem, se révèle comme jamais, et très probablement pour la première fois. Le don de la mère actrice à sa fille cinéaste est immense, ici plus encore lorsque le contrat tacite entre elles laisse entendre que l’enjeu de la représentation va au-delà de toute recherche esthétique, voire psychologique. Il s’agit d’être pleinement présente, inscrite dans ces paysages, filmée face à ces sœurs restées au pays, face à ces mères et grands-mères, mémoires vivantes d’un monde en sursis, où la guerre est partout.
Ce fil d’Ariane que tisse et tire la cinéaste impose à son actrice de jouer non pas un rôle, mais sa vie, et donc la leur, et par là-même la vie de celles et de ceux qui portent en eux cette blessure existentielle du déracinement, et de la perte irrémédiable. D’ailleurs, Hiam l’exprime bien face caméra : Mais que me fais-tu, Lina ? Elle, sa fille, la déplace autant physiquement qu’émotionnellement, au cœur d’un espace qu’elle a voulu fuir et enfouir. À la fois ce pays, la Palestine, mais aussi ce cadre cinématographique où elle incite sa mère à rejouer autant sa langue que sa scène originelle. Le dénuement de Hiam Abbas est absolument bouleversant, dans ses silences comme dans ses larmes. Notamment cette scène de retour dans la maison familiale, où l’on assiste à l’égarement d’une femme marquée par la perte de sa mère. Et sous la caméra, nous voyons une fille découvrir que sa mère est son égale, fille d’une mère elle aussi…
Que reste-t-il dans l’exil ? La langue arabe, cette poétique de l’amour chantée par Hiam. Langue perdue, que sa fille ne comprend pas et qui, par le cinéma, recrée et comble les blancs de l’Histoire.