Bruno Podalydès s’empare du personnage de Bécassine et lui ouvre les portes de son petit monde inventif et burlesque, où le rire et la mélancolie se côtoient pour mieux faire surgir la nécessité de l’émerveillement et la puissance de la bonté.
La Bécassine de Bruno Podalydès, c’est d’abord un visage dont la coiffe blanche identifiable ajoute un cadre dans le cadre et souligne la grande expressivité de son interprète. Grands yeux bleu azur, bouche généreuse, peau diaphane, voix claire, la formidable Émeline Bayart (comédienne et chanteuse, déjà croisée dans Bancs publics et Adieu Berthe) donne à voir et à ressentir immédiatement ce qu’incarne profondément son personnage : un regard curieux, un cœur pur, une innocence véritable. D’emblée, celle qui quittera ses parents fermiers et son oncle garde-chasse (Michel Vuillermoz, drôlissime et tendre) pour devenir, par un concours de circonstances, la nourrice d’une famille de notables voisins, affiche une ouverture franche au monde et aux autres. Cette Bécassine-là est proche de la terre. Un vol de bécasses fut concomitant à sa naissance et lui donna son nom. On est loin de l’idiotie que laisserait supposer son image populaire. Ici, Bécassine prête une attention particulière à tout ce qui s’offre à elle et, dénuée de jugement, aborde le monde par le questionnement et la littéralité. Sa naïveté et sa capacité à s’émerveiller (de la vitesse, de l’électricité, de la vie) a un pouvoir : elle désarçonne et, dans le même temps, met la lumière sur la fonction première des choses. En quittant la ferme familiale et faisant irruption dans la demeure décadente des nantis du village, elle mettra son génie pragmatique en action et deviendra le seul protagoniste fiable de ce petit monde gagné par l’instabilité.
Car dans cette demeure bourgeoise où cohabitent propriétaires oisifs et domestiques investis (qu’incarnent, aux anges, lsabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, Philippe Uchan et Josiane Balasko), les lustres perdent leurs pampilles et les cadres des tableaux s’effritent. Et quand surgit un marionnettiste ambulant au nom tintinesque de Rastaqueros (le réalisateur himself), dont le sens des affaires n’a d’égal que le goût de la dérobade, la faillite menace l’équilibre de la maisonnée. Tant et si bien que dans une des plus belles scènes du film (et du cinéma de Bruno Podalydès en général), pour sauver les apparences et faire croire au faste persistant des lieux, une fête factice est organisée. Dans cette séquence, dont on ne dévoilera rien des rouages, le figé valse avec le vivant dans un mouvement choral d’une grande puissance évocatrice. Dans ce jeu de contrastes saisissants, le mortifère et le joyeux se font la courte échelle. Quelque chose de la fin imminente d’un monde fragile se raconte avec fantaisie et panache. Une fantaisie qui circule d’un bout à l’autre du film, lors de délicieux moments où les arts populaires manipulés – marionnettes au jardin, boîtes magiques ancêtres du cinéma -, mais aussi feux d’artifice ou lâcher de lanternes dans les airs, se font source de lumière, d’enchantement et de merveilleux, comme autant de nécessaires fenêtres ouvertes vers l’ailleurs et le rêve.
Un double mouvement opère ainsi entre terre et ciel, nuit et jour, par le biais de ce protagoniste bien ancré au sol (sa démarche burlesque est un art en soi !), mais capable de fulgurantes envolées. Comme dans cette scène chavirante où Bécassine vient apporter sa lettre à sa Loulotte adorée dans le pensionnat qui l’abrite, et bricole une astucieuse manœuvre grâce à son parapluie : elle manque, dès lors, de décoller à la manière de Mary Poppins et nous embarque avec elle dans son élan. Son amour pour l’enfant qu’elle a nourri est sans bornes, et quand elle fond en larmes l’imaginant dépitée dans cet établissement austère, on pleure avec elle. En toutes circonstances, la bonté profonde de Bécassine s’exprime et distille à cet ensemble un parfum humaniste bienfaisant.
À l’instar du coffre dissimulé que le roublard Rastaqueros, attiré par des contrées lointaines, ne manque pas de repérer, Bécassine ! est un film à double fond (doté de quelques dialogues à double sens, y compris sexuels, très drôles), rieur côté pile, mélancolique côté face. Et de l’un à l’autre, on voyage avec bonheur.