Juliette Binoche et Vincent Lindon impressionnent dans un thriller conjugal en tension.
Claire Denis construit une œuvre qui nous est familière. De film en film, elle retrouve les mêmes partenaires. Pour ce nouvel opus, qui lui a valu l’Ours d’argent de la meilleure réalisatrice au Festival de Berlin 2022, elle retrouve Christine Angot en adaptant pour la première fois un de ses livres après le scénario original d’Un beau soleil intérieur (2017) coécrit avec la romancière et librement adapté de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Elles retravaillent ainsi ensemble en adaptant sous un nouveau titre le vingtième roman d’Angot, Un tournant de la vie (2018). Au casting, la cinéaste retrouve Vincent Lindon, après Vendredi soir (2002) et Les Salauds (2013), ainsi que Juliette Binoche, déjà présente dans ses deux derniers films High Life (2018) et Un beau soleil intérieur. C’est dans cet esprit de troupe que Claire Denis installe son petit théâtre sentimental, à la fois intense et minimaliste.
Il s’agit d’une histoire simple. Sara (Juliette Binoche) vit en couple avec Jean (Vincent Lindon). Cet amour est passionnel et charnel comme en témoignent leurs étreintes. Les scènes inaugurales laissent les corps enlacés du couple s’exprimer sous forme de vignettes muettes. La cinéaste joue dans ce premier temps sur les images d’un amour lumineux, presque trop beau pour être vrai (les amoureux enlacés dans un océan bleu, un couple satisfait, une musique romantique et obsédante des Tindersticks). Mais Sara retrouve son ancien amant François (Grégoire Colin, également un fidèle de la réalisatrice). L’apparente stabilité du couple est alors compromise lorsque le doute s’immisce en elle. C’est le portrait d’une femme au bord d’un basculement. Nous épousons son point de vue et assistons au chancellement de ses sentiments, ou du moins à l’expression de ses désirs complexes. Ce fil narratif ténu, qui ne tient qu’à ce trouble, fait naître une question existentielle profonde et obsédante lorsque la vie de cette femme est mise en alerte. D’abord désinvolte vis-à-vis de son mari au sujet de cet homme du passé (qui semble être chez elle l’objet d’un déni), peu à peu quelque chose, dans son regard, est en train de changer.
Les dialogues prennent alors progressivement toute la place pour exprimer les contrariétés et creuser un véritable champ de bataille. Les mots laissent entrevoir les failles lorsque des non-dits et des évitements apparaissent, lorsque des mensonges flagrants se devinent. Ce langage finement travaillé est au cœur du thriller conjugal et contribue à faire exister un climat irrespirable. Au-delà de l’aspect bavard, c’est aussi – et surtout – un film physique, comme toutes les œuvres de Claire Denis. La mise en scène repose sur l’expression des corps, avec une caméra intrusive qui capte l’intimité au plus près de la peau et des visages. La violence des disputes y est accrue. Tous les moments sont en tension, dans un état d’urgence. La réalisation génère du thriller, puisque nous craignons à tout moment le débordement. Juliette Binoche et Vincent Lindon livrent une performance inouïe. Leur proximité va de pair avec le huis clos étouffant. Cette romance, qui devient un triangle amoureux et un thriller d’infidélité, s’installe dans des espaces où les protagonistes paraissent isolés du monde, comme dans une bulle étanche à toute influence extérieure. Le film transmet un sentiment de claustrophobie, un malaise permanent, qui prolonge l’épure du décor (une chambre à coucher, un balcon…). De ce peu d’échappatoires, on peut comprendre les contradictions de Sara, partagée entre ses sentiments obsédants et destructeurs, et une soif de libération.
Sara est face à ses désirs. Elle questionne à quel point elle est prête à les assouvir et les assumer. Le désir féminin est pleinement en jeu dans ce film, et l’intrigue ne lui attribue pas de compagnon privilégié. Son désir est absolu, il n’est pas dédié à une personne en particulier, son mari ou son amant, ces derniers étant les deux faces d’une même pièce, la sagesse d’un côté, la turbulence de l’autre. Cette dimension confère au film une abstraction, où les hommes seraient des figures fantomatiques qui hantent Sara. Cela nous amène à une autre caractéristique du cinéma, riche et intense, de Claire Denis, celle du trouble. Entre les mots et les corps, les amours exprimées et les acharnements nerveux, le film nous invite à une forme d’abandon, comme une sollicitation au malaise. Avec amour et acharnement serait sur ce point associé à son autre magnifique film de l’année, présenté à Cannes, Stars at Noon, sur l’errance d’une femme (Margaret Qualley), sentimentale et joueuse, aux motivations imprécises, plus solaire et insouciante que ne l’est Sara, sur un ton plus léger et vaudevillesque, mais engendrant une même œuvre en apesanteur.
Benoit Basirico