C’est le dernier film clandestin du cinéaste iranien Jafar Panahi, emprisonné depuis plusieurs mois à la prison d’Evin, à Téhéran : Aucun ours met en scène, avec un humour à froid irrésistible et absurde, son cinéma empêché et sa résistance.
Jafar Panahi n’est plus seulement un cinéaste interdit. Jafar Panahi est un cinéaste en prison, tout comme Mohammad Rasoulof (Le diable n’existe pas, Un homme intègre) et Mostafa al-Ahmad (La Coquille). Jafar Panahi purge depuis le 11 juillet 2022 une peine que la justice iranienne a prononcée en 2010, assortie d’une interdiction officielle de voyager et de faire des films.
Au cours de la dernière décennie, assigné à résidence jusqu’à l’exécution de sa peine, Jafar Panahi, 62 ans, a continué de faire des films malgré l’interdit, et si lui ne pouvait voyager, ses longs-métrages ont vu du pays, des festivals, des récompenses : Ceci n’est pas un film (2011); Padre (2013, Ours d’argent à la Berlinale); Taxi Téhéran (2015, Ours d’or); Trois Visages (2018, Prix du scénario au Festival de Cannes). Première œuvre de cette période clandestine, Ceci n’est pas un film, projeté au Festival de Cannes, avait été sorti d’Iran d’une manière rocambolesque, copié sur une clé USB cachée à l’intérieur d’un gâteau – cela donne une petite idée de la façon de déjouer la surveillance des autorités iraniennes.
Aucun ours, cinquième film de cette décennie de sursis pour le créateur, était-il nourri de la vision prémonitoire de son arrestation à venir ? Tout en continuant d’y introduire des éléments réalistes sur le quotidien de l’Iran (ici, le poids des traditions, des croyances, les questions de l’exil et de la frontière), Jafar Panahi livre avec ce film un autoportrait, dans lequel le cinéma est non seulement cet art contesté qui, aux yeux du régime islamiste et d’une partie de la société, saisit coupablement le réel, montre ce qu’il ne faut pas montrer, une vision contestataire, un contre-discours à la propagande, mais le cinéaste lui-même y est menacé, traqué, enfermé.
Jafar Panahi se filme réfugié dans un village iranien isolé, qui est comme un Iran miniature où éclate un conflit des générations, avec une jeunesse étouffée par le carcan des religions et des superstitions. Dans la maison où il travaille en secret et sous le regard suspicieux des villageois, Jafar Panahi préfigure le huis clos carcéral dans lequel il est enfermé aujourd’hui.
Dans Aucun ours, Jafar Panahi se met autant en scène que le cinéma lui-même qu’il interroge, comme dans ses précédentes productions clandestines, avec un traitement autoréflexif du statut des images et de leur fonction. Cinéaste réalisant à distance son dernier long-métrage tourné en Turquie – histoire d’un couple, Zara (Mina Kavani) et Bakhtiar (Bakhtiar Panjei) se disputant à propos de leur exil vers l’Europe -, Panahi se heurte à des problèmes de connexion internet. Cela donne lieu à des scènes cocasses. Il se retrouve mêlé, là-dessus, à une dispute villageoise, sa caméra ayant capté des images qui pourraient arbitrer un conflit domestique. Enfin, le cinéaste, qui loge ici non loin de la frontière avec la Turquie, met en jeu l’exil auquel il ne se résout pas, malgré les persécutions, la peur et la paranoïa.
Jafar Panahi, piégé par sa situation kafkaïenne, fait montre d’un humour dévastateur, comme dans ses précédents films tournés malgré l’interdiction. Aucun ours – le titre renvoie à un détail absurde du récit – est une farce tragi-comique, dont le rire de résistance amuserait follement si l’on ne savait pas que le cinéaste est aujourd’hui un homme emprisonné, un artiste en danger.
Jo Fishley