Portrait terrible et sans fard du monde paysan, Au nom de la terre est une fresque familiale, entre les années 1970 et 1990, comme un exemple parmi d’autres du funeste destin de la France agricole.
Pierre (Guillaume Canet) est agriculteur, comme son père avant lui. Il ne sait pas encore qu’il sera le dernier de sa lignée. Quand il revient d’un long séjour aux États-Unis pour reprendre l’exploitation familiale, il a 26 ans et des projets plein la tête. Dans les années 1970, l’heure est à la modernité. En Amérique, il a vu des fermes gigantesques et futuristes, qui relèguent immédiatement l’archaïque exploitation de son père au Moyen Âge. Mais Pierre veut changer tout ça. Il voit grand. Il a confiance en l’avenir. Si certaines années seront belles et douces, d’autres seront violentes, et écrasantes. Toujours traitée avec l’exigence du réalisme, la mise en scène d’Édouard Bergeon de ce drame familial entre deux époques (les années 1970 et les années 1990) sait aussi être mélancolique et tragique. Lui-même fils d’agriculteur, le réalisateur raconte bien, dans ce qui est aussi un récit autobiographique centré sur la famille et le père, comment certains ont cru à toute force à la révolution technologique de l’agriculture. Celle-ci devait s’opérer en faveur d’une nouvelle génération de paysans-entrepreneurs, que représente le personnage de Guillaume Canet. Mais la véritable révolution fut celle de la mondialisation, plaçant l’agriculteur dans un régime de productivité intenable, avec une concurrence internationale profondément déséquilibrée. Elle sonna le glas de la France agricole.
Les derniers seigneurs
On pourrait reprocher à Edouard Bergeon l’absence d’un vrai parti pris esthétique ou d’un choix de mise en scène fort, donnant parfois à son film des allures de fiction télévisuelle. On pourrait aussi questionner le choix d’un Guillaume Canet avec moustache et calvitie (comme signe extérieur de vieillissement), qui peut parfois sembler grotesque, en particulier au début. Mais on oublie bien vite, et tout cela est secondaire face à l’urgence du discours porté par le film. Il y a quelque chose du Guépard de Lampedusa dans ce portrait d’un monde qui se meurt. Le constat d’Edouard Bergeon est amer et sans espoir, et n’est pas sans rappeler aussi celui que portait Michel Houellebecq sur ce monde paysan dans son roman Sérotonine. On y retrouve, plus inconsciemment peut-être, cette même idée : la fin du monde agricole, c’est celle de la seigneurie. C’est-à-dire la fin d’un certain sens de la terre et de sa possession qui se transmet héréditairement et dont il faut être fier. « Le plus important, c’est que ça reste dans la famille », rappellera le père de Pierre au moment de lui vendre l’exploitation. Au nom de la terre montre de manière particulièrement juste comment ces valeurs, qui fondent l’idée de la vie de paysan, dont l’étymologie même renvoie à la terre, se vident peu à peu de leur substance. À commencer par celle du travail. Pierre a grandi avec l’idée fondamentale qu’à la ferme, on travaille dur. Une valeur que lui aussi souhaite transmettre à son fils. Mais Pierre a beau travailler aussi dur qu’il le peut, il est condamné. Pire encore, quelle que soit la durée ou la dureté du travail qu’il abattra, quelle que soit sa peine – son sacerdoce, pourrait-on dire -, cela n’aura aucun impact sur ses chances de s’en sortir. S’il ne faisait rien, elles seraient les mêmes. En perdant ses valeurs, c’est sa vie même qui perd son sens. Il ne lui reste qu’à sauver sa progéniture, qu’à supplier son fils de faire autre chose, de partir, le plus loin possible de la terre de ses aïeux, une terre qui n’est plus que sang et souffrances, et dont l’héritage est une malédiction.