Thriller nocturne fantomatique, traversé de fulgurantes immolations, le premier film de Youssef Chebbi fascine autant qu’il perturbe.
Dès les premiers plans, le malaise, comme l’attraction, s’installent. Quelque chose habite un ensemble de bâtiments en construction. Chaque immeuble est filmé comme un corps éventré, tenant droit sur ses piliers de béton, tels des géants suspendus. Au cœur de cette cité, des cendres fument encore. Un corps calciné, découvert par deux policiers, déclenche l’enquête. Youssef Chebbi a choisi de filmer son récit aux lueurs de la nuit ; le travail admirable du directeur de la photographie Hazem Berrabah distille un écrasant sentiment de mélancolie, le tout imprégné par une bande sonore sourdement inquiétante signée Thomas Kuratli.
Après le nébuleux Harka du cinéaste américano-égyptien Lotfi Nathan, Askhal est le premier film tunisien à oser incarner ce qui demeure encore l’image manquante de la première immolation – celle de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010. Ce jeune Tunisien de la région de Sidi Bouzid s’immole par le feu devant la préfecture. Diplômé et au chômage, il vendait des fruits et légumes pour subvenir aux besoins de sa famille. Mais la police venait de lui confisquer tout son étalage. Ce suicide public a entraîné une vague de contestation dans tout le pays, qui a conduit, le 14 janvier 2011, au départ du président Ben Ali, au pouvoir depuis vingt-trois ans.
La révolution tunisienne est née par le feu. Mais aucune caméra n’était présente pour filmer Mohamed Bouazizi. Son immolation a cependant sidéré les consciences, provoquant aussi une déflagration du désespoir des Tunisiens, notamment les jeunes, qui se sont par la suite, et durant de nombreuses années, donné la mort par le feu.
La seule image existante de cet acte fondateur relève de la momie. En effet, les chaînes de télévision ont largement diffusé Mohamed Bouazizi filmé sur son lit d’hôpital, le corps intégralement enveloppé de bandages blancs, avec auprès de lui un président qui se voulait compatissant. Il est ce masque blanc, difforme, où ne subsiste qu’un trou béant. De la torche humaine à la momie, le film ne cesse de tourner, tel un derviche, autour de cette image manquante du premier brûlé.
L’enquête, menée par Fatma (Fatma Oussaifi) et Batal (Mohammed Houcine Grayaa, formidable « gueule » charismatique) se concentre sur un suspect. Il est multiple et fugace. La nuit, il déambule. À la mosquée, il prie, près du flic Batal. Parmi cette assemblée d’hommes agenouillés, il est le seul à avoir les mains brûlées. Entre les blocs des immeubles, il marche, caressant un chien reconnaissant. Il est aussi ce jeune homme en capuche et jogging de rigueur. Il apparaît triomphant, nu au creux des flammes. Il est nulle part et partout, une apparition surgissante et agissante. Jusqu’à devenir ce ressuscité, une momie calcinée et rigide dans ce lit d’hôpital, lorsque enfin il se laisse arrêter par la police. Nul son ne sort de lui, pas de voix humaine. De plus, il est ce visage sans forme, si ce n’est le drapé blanc, réminiscence du linceul christique. C’est aussi et surtout la figure du prophète Muhammed qui est convoquée dans le film, agissant comme une attraction quasi érotique. Un éros incandescent qui échappe à toute récupération politique ou sociologique.
Cette enquête survient alors qu’une instance, Commission Vérité et Dignité, cherche à lutter contre la corruption policière et à obtenir justice pour les victimes de torture d’État. Comme dans tout film policier, chaque personnage est trouble, et les motivations rarement éthiques. Le prix à payer sera différent pour chacun ; autant Batal reste cette figure d’un homme corrompu qui tente de sauver sa peau, se resserrant sur sa cellule familiale, autant la jeune Fatma suit une ligne plus intransigeante. Elle fait figure d’Antigone, ne lâchant rien. Même après l’arrestation du suspect numéro 1, les immolations continuent, le feu brûle toujours, contaminant peu à peu le film et ses personnages. Le récit bascule dans une relation d’attraction- répulsion fascinante, où rien ne semble échapper à ce désir puissant d’être embrasé.
Qu’est-ce que ce feu ? Serait-ce ce suicide altruiste comme le décrivait le sociologue Émile Durkheim (Le Suicide, 1897), ou bien l’ultime et spectaculaire flamme de la vie ? La Passion demeure une énigme.