Les trois font leur père

Presque au même moment, le cinéaste Thomas Lilti, la comédienne Ariane Ascaride, la productrice Michèle Halberstadt publient un livre qui tourne autour de la figure de leur père. Bande à part vous ouvre les pages de ces récits de fils et de filles.

Le Serment  de Thomas Lilti

 

Les mensonges et le cinéma-médecin

 

Il ment, Thomas Lilti. Il ment, comme mentait Antoine Doinel dans le film de François Truffaut Les Quatre Cents coups. « C’est ma mère, m’sieur… Elle est morte ! », lance l’enfant (Jean-Pierre Léaud) à son instituteur pour justifier une journée d’absence à l’école.

Le même mensonge que ce mensonge de cinéma, la fausse mort de la mère, Thomas Lilti se souvient de l’avoir utilisé quand il était étudiant en médecine, pour excuser une semblable absence sans motif valable.

Le mensonge, l’évocation de Doinel, figurent dans Le Serment, singulier livre du réalisateur de Hippocrate (le film) et de Hippocrate (la série, la saison 2 est diffusée à partir du 5 avril sur Canal Plus).

Le Serment débute après l’interruption du tournage de la série Hippocrate, à cause du confinement, au printemps 2020. Cette rupture précipite le retour de Thomas Lilti en tant que médecin bénévole à l’hôpital de la Seine-Saint-Denis où il tournait dans des anciens services désaffectés, voisins, transformés en plateau de cinéma. Alors que l’épidémie de Covid et ses suites mortifères prospèrent, dans un chaos douloureux, il redevient médecin. Il n’a jamais cessé de l’être, mais voilà longtemps qu’il n’a plus exercé.

Le « mensonge Doinel » n’est pas le seul mensonge confessé. Voici l’autre : Thomas Lilti affirme n’être pas le fils de son père. Voici l’anecdote, racontée dans le livre : étudiant en médecine, il fait un stage chez un confrère de son père, médecin lui aussi, et comme ce confrère et son père ne sont pas en bons termes, il nie être le fils de son père. Mensonge éhonté, énorme avec un nom pareil, Lilti, pas si commun, mais mensonge auquel il consent, sur la suggestion de son père.

Mort imaginaire de la mère, négation du père : on aurait beau jeu, et grand intérêt, si on avait quelque compétence en psychologie et en analyse, de se pencher sur le cas de Thomas Lilti, qui convoque beaucoup en ses pages la figure dominante, écrasante, perturbatrice de son père médecin, dont il ne cesse d’espérer l’admiration et la reconnaissance (qu’il n’obtient jamais, ou à mots couverts).

Bourré d’humour, d’ironie cinglante et d’autodérision, Le Serment creuse intimement, familialement, les doutes d’un homme, fils de, et aussi le métier qu’il s’est choisi. L’une de ses grandes interrogations est celle de sa légitimité de médecin cinéaste, qui emploie la fiction pour thématiser de manière univoque son œuvre, tout entière consacrée à témoigner de la réalité, la plus fidèle possible, et critique, de l’exercice contemporain de la médecine, jusqu’à la figure du Médecin de campagne (2016).

Thomas Lilti ne répond pas seulement à la question, qu’il se pose à lui-même : pourquoi le cinéma ? pourquoi ce cinéma ? pourquoi témoigne-t-il ? Il parle bien plus largement de ce qui fait la vocation de médecin et de ce qui fait possiblement un bon médecin. Quelques figures qui l’ont inspiré, dont il a déjà parlé, traversent le livre. Et à l’arrière-plan, toujours, il y a cet hôpital public déshérité qu’il met en scène au cinéma, ce monde de soignants tout entiers dédiés à la vie.

Date de parution : 20 janvier 2021. 162 pages, 16 euros. Éditions Grasset

 

Jo Fishley

 

Bonjour Pa’ – Lettres au fantôme de mon père d’Ariane Ascaride

 

Nouvelles d’ici et maintenant

 

Ce sont les mots d’une autre et ce sont les nôtres. En parlant d’aujourd’hui, durant les deux mois du confinement de mars 2020, en se racontant dans des lettres à son père décédé, Ariane Ascaride nous prend sous son aile et nous narre le monde. Son monde, qui est un peu le nôtre pour peu qu’on ait connu comme elle cet avant qui semble si lointain. Pas le monde d’avant-COVID, celui d’avant les années 1980. « Je suis née dans un monde sans argent, fille de la classe populaire. J’y ai appris une culture du monde et des sentiments, et j’aime ça. »

Ariane Ascaride, comédienne au théâtre (Il y aura la jeunesse d’aimer, Le Dernier Jour du jeûne) et au cinéma (tout Guédiguian, ou presque ; Brodeuses, Les Héritiers, Les Chatouilles) est une artiste qu’on ne met pas facilement sous étiquette. Et un oiseau rétif aux barreaux de la cage. Pour s’évader de la peur de l’épidémie, de la colère d’être cloîtrée, elle a écrit, pour elle, rien que pour elle, des lettres à son père disparu. Lui qui l’avait emmenée enfant sur les scènes de son théâtre amateur pour dire « mouton » sans l’accent marseillais, est mort au moment du succès de Marius et Jeannette ; elle l’a évoqué, lui et ses ailes d’ange, en recevant son César de la meilleure actrice. Dans Bonjour Pa’, elle lui parle, tout simplement. Elle lui raconte l’ici et maintenant, dont elle pressent qu’il l’énerverait beaucoup. « Tout cela me fait énormément gamberger et j’aurais bien aimé en parler avec toi. Je sais comment ça se serait passé : au début on aurait été d’accord, et après, on se serait disputés… comme presque toujours ! »

Et ce n’est sans doute pas un hasard si, dans cette période étrange et compliquée, Ariane Ascaride attendait la joie d’un petit-enfant à naître. Son père allait devenir arrière-grand-père et elle, grand-mère. Aujourd’hui publiées, par un de ces hasards qui fait bien les choses, ces lettres sont comme un trésor à nous prodigué. On a l’impression de s’entendre. Le si particulier résonne et émeut. Et devient universel. Et en ces temps où le partage est un vain mot, ceux d’Ariane Ascaride, choisis, ciselés, délicats sont comme un baume. En lisant ce livre, on se sent moins seul.

Date de parution : 21 janvier 2021. 128 pages. 15 euros. Éditions du Seuil.

 

Isabelle Danel

 

Née quelque part  de Michèle Halberstadt

 

Portrait de famille

 

C’est une histoire de fille et de père. D’un père exilé qui n’a pas voulu raconter son passé. D’une fille qui a voulu savoir. Son père mort, Michèle Halberstadt est partie. Pologne, Palestine. Chercher son récit familial paternel. Son père, Juif polonais, ne lui avait rien dit. Ou pas grand-chose. Son passé sous silence. Avec ses secrets, ses fantômes, une tragédie : des sœurs mortes en déportation, dans le camp polonais de Treblinka.  Elles s’appelaient Hinde et Mindel. 800.000 Juifs ont été assassinés à Treblinka entre juillet 1942 et août 1942.

Après la guerre, les Allemands ont effacé à Treblinka toute trace de leurs crimes, n’y laissant que du sable. Le camp a disparu. À Treblinka, Michèle Halberstadt marche au cœur d’une forêt sauvage, jusqu’à ce panneau sur lequel est inscrit le nom du village natal de son père, Wegrow, en Pologne. Elle marche comme marchait un homme, un rescapé, sur les lieux d’anciens et innommables crimes, eux aussi soigneusement effacés, dans Le Chercheur de traces d’Imre Kertész, le quatrième ouvrage de l’écrivain hongrois, prix Nobel de littérature de 2001, récit du retour silencieux d’un homme sur son passé.

Dans les pas de Michèle Halberstadt, chercheur de traces elle aussi, fille d’un Juif polonais exilé, petite-fille d’un homme exécuté d’une balle dans la tête par les nazis, nièce de tantes qu’elle ne connaîtra jamais, mortes déportées à Treblinka, le souvenir et la mémoire sont pleins de béances. ». Il faut enlever le sable qui a tout enseveli. La vérité sous le sable.

Dans Née quelque part, la productrice ne part pas seulement sur les traces de son père, de son passé qu’il n’a pas voulu lui raconter : elle parcourt l’histoire. Et comme le chercheur de traces de Kertész, elle est face à l’oubli, à l’effacement, aux fantômes. Oui, il a bien existé, à Wegrow, le village natal de son père, une synagogue que les Allemands ont détruite. Elle n’était plus là, en 1946, quand son père était revenu. « Quand mon père est retourné dans son village natal, il n’a trouvé qu’un terrain vague, des ruines et des cendres ». 

Avant ces pages bouleversantes, sur son histoire familiale qui raconte la tragédie de la Shoah, Michèle Halberstadt a croisé, au fil de son voyage personnel sur les traces de son père, le destin de Max Halberstadt, le photographe officiel de Sigmund Freud. Max Halberstadt est un homonyme.   

Sur la couverture de Née quelque part, Freud pose avec Sophie. La photo est de Max Halberstadt. Née quelque part est une histoire de fille et de père, et de nom de famille. Freud et Sophie, c’est aussi l’histoire d’une tragédie familiale. Sophie, qui meurt trop tôt, à 27 ans, en 1920, enceinte de son troisième enfant. Et son petit garçon, Heinele, mort à quatre ans des suites d’une méningite tuberculeuse. Heinele, dans le roman familial, est le préféré de son grand-père Sigmund, quand Ernst, l’aîné, se renferme sur sa douleur et son deuil. Ernst convoque, dans notre mémoire cinéphile, l’enfant mal-aimé de L’Incompris de Luigi Comencini.  Les traces se mêlent à d’autres traces. Cela s’appelle un chemin de vies.

Date de parution : 3 février 2021. 256 pages. 19.90 euros. Éditions Albin Michel.

 

J.F.