Un couple célèbre, lui comédien de stand-up, elle chanteuse d’opéra, mettent au monde une petite fille, Annette. Mais tout se grippe dans la mécanique bien huilée de la success story. Une comédie musicale signée Leos Carax, en ouverture du 74e Festival de Cannes et en compétition.
Oui, bien sûr, il y a la musique des Sparks, et cet élan pour démarrer, après l’annonce en voix off sur fond noir d’un spectacle complet, où il faudra, si l’on veut « soupirer, huer ou péter », le faire « dans notre tête » (sic). Cette chanson « So may we start », qui permet un plan-séquence virtuose avec toute l’équipe marchant et chantant… Oui, on a envie d’être happé par le spectacle total annoncé. Mais très vite, ça cloche, ce stand-upeur, en quoi est-il drôle ? Et cette diva, en quoi est-elle divine ? L’alchimie ne prend pas, c’est chic, beau parfois, et un peu toc aussi. Pourquoi Leos Carax et cette très jeune femme lui touchant l’épaule apparaissent-ils aux commandes de la table lumineuse ? Pour montrer qui dirige ? Évoquer la transmission ? Sans doute tout cela à la fois. Mais à force de VOULOIR faire spectacle, grand cinéma, barnum et foire du trône, tout se dilue. Comédie musicale sur la célébrité, qui raccroche à tous les sujets du moment : une dénonciation #MeToo… mais non ce n’était qu’un cauchemar ; la violence faite aux femmes (avec une pancarte FÉMICIDE, qui perturbe l’œil). Et ce secret du film concernant l’enfant Annette, que les journalistes n’ont pas le droit de révéler (nous avons juré/signé) et qui ne dit pas grand-chose au-delà du gimmick et du postulat. Annette, le film, ne dit pas grand-chose non plus.
Isabelle Danel
Et puis arrive la grâce. Une scène sublime, subtile, insensée : l’enfant Annette chante de sa voix d‘enfant, liquide et limpide. Après bien des symphonies luxuriantes, des légèretés pop et des chansons sentimentales, la comédie musicale des Sparks réalise sa condition de félicité dans ce moment unique et splendide. Ce chant de toute petite fille, qui semble porter tous les sons infimes du monde, rehausse la force et la puissance magique du conte d’enfance fantastique qu’est Annette, qui se pare tour à tour des atours de la comédie, de la romance, de la tragédie, même de la parodie.
Du projet musical des Sparks, le duo des frères Mael, Ron et Russell, Leos Carax fait un grand film de cinéma, splendide et déchirant, sur l’enfance brisée. Le couple de cinéma glamour formé par Adam Driver et Marion Cotillard, lui comique, elle diva, couple au romantisme forcené, enfante une enfant à part, qui partage avec les enfants des contes les plus classiques un destin assombri par la violence et la mort.
Carax, cinéaste à la vision particulière, à la virtuosité unique, n’illustre pas la partition des Sparks : il la déplace dans son cinéma librement insaisissable, fou et onirique, aux formes complexes. Annette dialogue aussi bien avec Les Amants du Pont Neuf (1991), semblable histoire d’un grand amour trop fou, trop absolu, trop dévorant, qu’avec Holy Motors (2012) vagabondage sur les affres du comédien, terriblement seul à jouer sa vie qui n’est pas sa vie. Adam Driver, comme Denis Lavant dans Holy Motors, est l’homme-acteur, l’homme total, lui-même et un autre, duplice. Souvent, il fait nuit dans Annette : il y a des ombres et d’autres ombres, comme une nuit interminable. Souvent il fait nuit, d’ailleurs, dans les films de Carax. Comme si le cinéma n’était qu’un rêve, un songe ou un cauchemar.
Jo Fishley
Aux esprits chagrins qui pensent que les jours du 7e art sont comptés, ce film est la réponse rêvée ! Annette est une œuvre d’une virtuosité folle (à voir absolument sur grand écran), qui hurle à s’en casser la voix son amour du cinéma et du spectacle, et affirme en nous regardant droit dans les yeux leur nécessaire présence à nos vies. En narrant l’histoire d’amour tumultueuse d’Ann, vedette de l’art lyrique, et Henry, prince du stand up mélancolique, Leos Carax nous embarque dans une odyssée métaphysique où la vie, la mort, l’artifice, la réalité (« Est-ce en train d’arriver, vraiment ? », répète Henry dans une scène), l’air, l’eau, le feu, la terre valsent à une cadence qui va s’accélérant.
On passe par tous les états pendant ces deux heures et vingt minutes, de l’enthousiasme au malaise, de l’ennui (le film aurait peut-être gagné à être légèrement raccourci) à l’adhésion totale. Ce grand huit, tantôt fluide, tantôt heurté, atteint l’état de grâce dès lors que Baby Annette fait entendre sa voix de soie et s’anime (dans tous les sens du terme… nous n’en dirons pas plus). Dès lors, le film revêt une dimension métaphysique et gagne en émotion : le spectacle revendiqué atteint sa pleine puissance et, avec ferveur, rend hommage aux prémices du cinéma (on pense, toutes proportions gardées, à L’Aurore de Murnau dans les séquences maritimes) comme pour en retrouver et restituer l’essence originelle. On ne dira rien ici de la très belle séquence finale, de sa chanson magnifique (où il est question de la puissance de nos imaginaires), du face-à-face irradiant des acteurs et du dernier plan du film. Si ce n’est qu’il nous a donné des frissons et ouvert nos consciences.
Anne-Claire Cieutat