De vieux films de famille retrouvés et une voix off littéraire, pour un émouvant portrait par l’intime de la France des années 1970, fidèle à l’œuvre de l’écrivaine Annie Ernaux.
Peu d’œuvres conjuguent autant l’intime et l’universel que celle d’Annie Ernaux. Sur bientôt cinquante ans, son travail, couronné récemment du Prix Nobel de Littérature, n’a eu de cesse d’évoquer son expérience personnelle à travers des récits dans lesquels beaucoup ont pu se reconnaître. Après une première exploration de la photographie dans L’Usage de la photo (Gallimard, 2005), puis dans Retour à Yvetot (Éditions du Mauconduit, 2013), Annie Ernaux poursuit son travail de réflexion sur sa vie de femme par le cinéma. Il est d’ailleurs étonnant de noter que ses récits, dont la lecture est pourtant si facile, et qui ne se perdent jamais en métaphores littéraires et effets de style, aient tant tardé à être adaptés en films. Pourtant, par une étrange coïncidence, la sortie de ce premier long-métrage en tant que réalisatrice (aux côtés de son fils David Ernaux-Briot) succède à une année 2021 qui nous a offert consécutivement trois films d’après ses écrits (Passion simple de Danièle Arbid, J’ai aimé vivre là de Régis Sauder et L’Événement d’Audrey Diwan). Une véritable fièvre Annie Ernaux, dont le Prix Nobel est peut-être l’apogée. Pour autant, il ne faudrait pas considérer ce nouveau film – qui a déjà circulé longtemps, dans des festivals, puis sur Arte avant sa sortie en salle – comme un simple élément de plus visant à surfer sur la vague du phénomène. Les Années Super 8 est un élément intégral de l’œuvre d’Ernaux, et peut-être même une pièce majeure.
Juste une mise au point
Son titre, d’abord, pourrait porter à confusion : Les Années Super 8 nous renvoie directement aux Années (Gallimard, 2008), l’un de ses livres les plus connus. Évidemment, les deux œuvres ont plusieurs points communs, à commencer par la description, honnête et avec le recul de l’âge, mais aussi parfois mélancolique, de moments passés, de décennies lointaines. Mais les bornes chronologiques des Années Super 8 sont plus nettes, car elles sont liées à un appareil, la caméra achetée par l’ex-mari d’Annie Ernaux, Philippe Ernaux (le texte des Années partait déjà de photos). Ainsi, la chronologie du récit s’étale donc de la première utilisation de cette caméra Super 8 à sa dernière, à partir des rushes retrouvés, convoquant l’éternelle question : « Pourquoi filme-t-on ? ». Contrairement à la seule mémoire, dont la sélectivité peut sembler aléatoire, il y a des choses qu’on souhaite filmer et d’autres qu’on ne filme pas. Bien que Philippe Ernaux semble avoir un vrai sens du cadre (c’est toujours lui qui filme, ou presque), il s’agit simplement de films de famille, qui ont pour but, comme les photographies, de fixer des moments heureux, de créer des souvenirs. Ainsi, Anne Ernaux redécouvre bien des années plus tard, alors que tout a changé, ces images muettes, censées affirmer le bonheur, et elle les commente dans un long texte, lu par sa voix, off. C’était avant tout, avant qu’elle n’écrive son premier livre, et puis pendant qu’elle l’écrit, en secret, avant le divorce, avant que Philippe ne meure. On y voit la mère d’Annie, les enfants et l’appartement d’Annecy, personnages familiers des lecteurs de l’autrice. Grâce au texte d’Ernaux, on décrypte aussi les pensées de la jeune femme, qui étouffe dans le rôle de mère assignée aux tâches domestiques auquel elle est en train de se condamner. Paradoxe des jeunes gens de gauche, chez qui les questions d’égalité entre les sexes semblent plus prégnantes en théorie qu’en pratique. Annie Ernaux est ainsi très présente à l’image, puisque c’est son mari qui filme, mais elle semble comme absente des événements qui se déroulent autour d’elle. Comme si, déjà, ce monde n’était plus le sien. Et puis, l’autre fantôme du film, c’est Philippe Ernaux lui-même, quasi absent de l’image et qu’Annie Ernaux appelle constamment de son nom complet, non pas par effet de style, mais pour souligner la distance qui s’installe entre eux, lui étant devenu, les années passant, presque un étranger pour elle. Dans son texte, comme toujours à la première personne, le « je » prend progressivement le pouvoir sur le « nous ».
Les années Giscard
Les Années Super 8 est ainsi l’histoire d’un couple qui se sépare, et la raréfaction progressive des images au fil du temps ne fait que souligner cette distance grandissante, que personne, pourtant, ne formule alors. C’est aussi l’histoire d’une jeune femme venue d’un milieu modeste, et de son accession à la propriété et à la petite bourgeoisie, celle du mobilier neuf et des vacances à l’étranger. C’est l’histoire de son désir intérieur d’exister autrement que simplement comme mère et compagne. Mais Les Années Super 8, comme l’étaient Les Années, et comme le sont, d’une certaine manière, tous les livres d’Annie Ernaux, est aussi une histoire de la France, celle des Trente Glorieuses, de la grande consommation et du tourisme de masse. Un portrait d’autant plus passionnant qu’il est vu par le prisme de jeunes gens qui se revendiquent encore intellectuels de gauche, tendance post-1968 : on lit Le Nouvel Observateur et L’Express, comme les héros des Choses de Perec, et on va en vacances en Amérique du Sud, où le socialisme est au pouvoir, et même en Albanie, pour s’instruire et voir de ses yeux le maoïsme en Europe. L’importance de l’œuvre d’Annie Ernaux s’explique notamment parce qu’elle évoque une histoire française que personne n’a vraiment racontée, en tout cas pas de cette manière-là, pas avec ce point de vue-là. Une histoire dont on aurait tort de croire qu’elle ne nous concerne pas, racontée avec un regard sérieux et lucide, mais aussi, malgré tout, une certaine tendresse. Et puisque, à force de lectures, on connaît Annie Ernaux depuis longtemps, ces images sont aussi, un peu, les nôtres.