En compétition à Cannes pour la première fois avec Sybil en 2019, Justine Triet y est revenue cette année avec Anatomie d’une chute, coécrit avec son compagnon Arthur Harari. Au-delà d’un simple thriller autour d’une mort mystérieuse, la cinéaste décrypte la dissolution d’un couple au cours d’un procès. Ce film parfaitement réussi et maîtrisé a remporté la Palme d’or lors de la dernière édition cannoise.
Sandra Voyter (Sandra Hüller, impressionnante, digne d’un prix d’interprétation féminine) est une écrivaine allemande reconnue. Elle vit avec son mari français, Samuel (Samuel Theis), professeur qui s’occupe à domicile de leur fils Daniel, malvoyant. La famille est établie dans un chalet imposant aux abords d’un village de montagne, terre natale de Samuel, qui tente d’assouvir ici, au calme mais sans succès, ses ambitions d’écriture. Après que Sandra a été interviewée chez eux par une journaliste encore étudiante, Daniel, en promenant son chien dans la neige à proximité de leur chalet, tombe sur le cadavre ensanglanté de son père. Une chute du balcon, volontaire ou non, en serait la cause, mais des indices laissent à penser qu’il pourrait s’agir tout autant d’un meurtre… Très vite, Sandra est inculpée. Elle est soutenue par un ami avocat (Swann Arlaud), tandis que Daniel est placé sous surveillance juridique dans l’attente d’un procès. Témoin clé, l’enfant devra y comparaître.
C’est sous l’aspect relativement classique d’une enquête policière que Justine Triet prend la main du spectateur pour l’amener au cœur de son récit. Elle lui laisse penser qu’il est en terrain connu, mais la minutie des descriptions de la procédure paraît peu ordinaire. Surtout, l’absence de preuves et d’indices dans la mort de Samuel laisse perplexe. En conséquence, au travers des différents personnages, le film en vient à poser une question essentielle et particulièrement déstabilisante : comment peut se tenir le procès de cette affaire, cette énigme visiblement close à la vérité comme une porte blindée ? La réponse se trouve, dès lors, dans l’intention de Justine Triet de filmer le flux ininterrompu des prises de parole dans l’enceinte judiciaire, celles-ci emplissant tout l’espace, palliant l’absence de faits probants dans une valse lente et tendue d’arguments si subjectifs et fragiles qu’ils sont à la limite de dérailler. Il y a aussi ces visages et attitudes frisant l’impatience : cette juge tour à tour agacée et stupéfaite ; cet avocat général prolixe, en roue libre, acerbe à souhait (Antoine Reinartz, parfait) ; cette flopée de témoignages à charge, pour la plupart hors sujet. Face à ce déluge de mots inappropriés, la défense persévère à rester stoïque, et l’accusée, Sandra, vaillante, est acculée à répondre de son intimité la plus secrète.
Justine Triet montre lucidement combien au tribunal, l’histoire appartient soudainement aux autres, s’évertuant, face au silence, à inventer des résolutions de l’affaire et plongeant par là directement dans la fiction. L’interprétation faussée de l’enregistrement d’une dispute de Sandra avec son mari la veille de sa mort est révélateur de cette dérive judiciaire. Dans la bande audio, Sandra et Samuel échangent comme un couple au bord de la rupture, leur enfant Daniel étant au centre d’un partage des tâches dont Samuel paraît insatisfait. Alors même que Sandra ne peut proposer une solution à Samuel, elle est tenue comme responsable et perçue comme intransigeante. Sandra est ainsi la première visée face à la cour, on jugera donc ses manières et ses idées. La violence des gifles et des coups finalisant la bataille du couple accélère ce même discours, dont s’emparent allègrement les magistrats pour attester de leur théorie. À disséquer ainsi les moindres recoins de la vie privée du couple devant leur enfant dont on attend la prise de parole, Justine Triet démontre habilement que la justice, malgré ses précautions, endosse la fonction d’un prédateur féroce, celle d’un loup pour l’homme, prêt à tout broyer. La plus belle des parades reviendra à Daniel, éclairé par les conseils avisés de sa surveillante (Jehnny Beth, douce et subtile) et emportant avec brio la morale même du film. Il ne tient qu’à vous, désormais, de la découvrir.
Olivier Bombarda