Aline

Une certaine idée de l’éternité

Avec Aline, Valérie Lemercier réussit un tour de force : réaliser un grand film populaire et en faire jaillir une réflexion métaphysique sur le cinéma et l’éternité. Intime et grandiose à la fois.

Il y a, dans le titre de ce film, l’amorce d’un mouvement. Celui propre à la dérivée, au sens mathématique, qui fait évoluer la fonction d’une variable et annonce que ce qui nous est donné à voir et à entendre ici joue à chat avec le réel. Ce mouvement est le propre des fantaisistes et Valérie Lemercier en est une. De haut vol. Son goût de la dérivation, dans ses spectacles, ses films (Le Derrière ou Palais Royal !, par exemple) ou son parler à la ville, nous le connaissions, mais dans Aline, son sixième long-métrage en tant que réalisatrice, elle le porte à son point d’incandescence et atteint une dimension émotionnelle et métaphysique inédite dans son travail.

Un film, inspiré de la vie de Céline Dion, intitulé Aline annonce la couleur d’une « vérité menteuse », pour voler les mots de Lacan. Un léger twist qui fait naître un personnage fictif (jusque dans sa voix chantée, qui est celle de l’épatant sosie vocal Victoria Sio) pour mieux s’emparer de la trajectoire de son modèle et de son énergie motrice.

Aline est tout entier traversé par une fougue, une vitalité, une passion pour ses personnages et ses acteurs (les Québecois Danielle Fichaud, Sylvain Marcel, Roc Lafortune, Antoine Vézina et Pascale Desrochers, tous formidables) qui vous entraîne dans un tourbillon joyeux. Comme si l’immense sincérité qui caractérise Céline Dion, autant dans l’exercice de son art que dans son rapport aux médias, et son amour fou pour son mari, à qui elle s’adresse quand elle chante en public, étaient entrés en résonance profonde avec Valérie Lemercier. Comme si, outre son admiration pour la plus grande star internationale capable de remplir des stades gigantesques, l’actrice-réalisatrice avait noué avec elle une sorte de pacte subliminal et secret lui permettant d’exprimer des émotions très intimes tout en jouant la carte de la démesure et du grandiose.

Aline de Valérie Lemercier. Copyright RECTANGLE PRODUCTIONS/GAUMONT/TF1 FILMS PRODUCTION, DE L'HUILE/ PRODUCTIONS CARAMEL FILM INC./PCF ALINE LE FILM INC./BELGA PRODUCTIONS

Et c’est là la grande réussite de ce film vibrant d’un bout à l’autre : parvenir à relier le petit et le grand, à les marier dans une sorte de mouvement perpétuel capable de susciter fascination et vertige chez celui qui le reçoit. Géniale idée : Valérie Lemercier incarne Aline/Céline à tous les âges, s’amuse du mimétisme avec son modèle tout en étant elle-même identifiable. Grâce à des effets spéciaux très sophistiqués, elle fait fondre les frontières entre l’artifice et son propre corps. Observer Valérie Lemercier rapetissée en petite fille ou adolescente (elle qui mesure 1 m 77) a quelque chose de « monstrueux » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui « montre, attire l’attention, fait penser à ». Ce spectacle à l’œuvre joue avec notre propre regard, et lui propose d’accepter un audacieux parti pris visuel propre à l’embarquer vers de hautes sphères.

Cette idée de cinéma agite ainsi notre inconscient de spectateur et nous donne à sentir une certaine idée de l’éternité. Comme si, en incarnant Aline/Céline, cette femme « ordinaire » (comme le raconte la magnifique chanson de Robert Charlebois, dont la reprise ouvre et clôt le film) au destin extraordinaire, Valérie Lemercier clamait sa foi dans les pouvoirs du cinéma à défier le temps et nous relier à une dimension plus vaste que nous.

Aline réalise ainsi un tour de force : naviguer, de dérivations en dérivations, à la fois dans les eaux du biopic, de la success story, de la romance et de la fable, avec une virtuosité folle. C’est un grand film populaire, qui dit des choses essentielles – comme, par exemple, la nécessité d’être attentif aux talents manifestes ou cachés de ses enfants et de les aider à s’épanouir – et qui met en avant l’amour comme énergie ultime nous reliant les uns aux autres. Ce film peut s’appréhender au premier degré comme au dixième avec la même puissance émotionnelle, car sa pulsation cardiaque, nourrie d’allégresse, fait battre nos cœurs à son diapason fervent.  

 

Anne-Claire Cieutat