Alain Resnais l'audacieux
Un documentaire, un livre : deux beaux voyages intérieurs dans le monde d’Alain Resnais
Alain Resnais l’audacieux
de Pierre-Henri Gibert
En 53 minutes, ce documentaire couvre avec précision, admiration et respect l’ensemble de la carrière de ce cinéaste, qui s’est régulièrement distingué par ses multiples et diverses innovations en matière de récits et de formes cinématographiques. Ne donnant la parole qu’à ses interprètes attitrés encore en exercice (Sabine Azéma, Pierre Arditi, André Dussollier…), à certains de ses anciens collaborateurs au moyen d’images d’archives (Marguerite Duras, Alain et Catherine Robbe-Grillet) et à deux de ses confrères étrangers, subjugués par son travail (Volker Schlöndorff, Joachim Trier), ce film conçu, réalisé et monté par Pierre-Henri Gibert (déjà auteur de portraits de Luis Buñuel, Henri-Georges Clouzot, Jacques Audiard…) est riche de documents rares, qui montrent l’enfance bretonne, très solitaire, du futur réalisateur, son désir de devenir acteur au sein d’une troupe bien établie (qu’il finira par se constituer au cinéma à partir de 1983 avec La vie est un roman), ses débuts de photographe, son travail de directeur d’acteurs (on peut y voir les essais qu’il fit faire, dans son petit appartement parisien de la rue des Plantes, à Delphine Seyrig pour L’Année dernière à Marienbad), sa correspondance écrite avec ses scénaristes, où figure sa manière quasi maniaque de concevoir et de parachever la préparation de ses futurs films. On y prend aussi un grand plaisir à le voir filmé, plus ou moins à son insu, affichant sa grande timidité, son profond repli dans un monde imaginaire, ce qui n’altérait en rien son sens de l’écoute, sa courtoisie teintée d’une discrète gentillesse à l’égard d’autrui. Les choix d’extraits de films sont très pertinents, bien ancrés dans l’évolution socio-politique de Resnais, très engagé dans ses documentaires (et victime de la censure pour Les statues meurent aussi et Nuit et Brouillard), de même que dans certains de ses longs-métrages des années soixante, puis plus discret en la matière, déçu par l’évolution de la gauche française. On peut regretter toutefois l’absence d’une évocation plus développée de ses audaces esthétiques, qui, en leur temps, avaient beaucoup enthousiasmé, mais aussi divisé les cinéphiles, et surtout dérouté un public plus large et qui, ici, ne sont qu’effleurées. Une petite réserve qui ne nuit en fait aucunement à ce très beau et parfois touchant portrait d’un cinéaste, qui aimait se définir comme simple réalisateur et surtout pas comme auteur de ses films. Ce qu’il fut pourtant et demeurera aux yeux de tous ceux qui attendent du cinéma qu’il soit le véritable 7e Art.
Alain Resnais l’audacieux
Réalisé par Pierre-Henri Gibert (2022)
53 mn.
Diffusé sur Arte le 12 septembre à 22 h 50.
Trente Ans avec Alain Resnais, entretiens
de François Thomas
François Thomas partage avec Alain Resnais une très grande qualité : la maniaquerie, qui découle de leur commune appétence pour la perfection. L’un et l’autre, à plusieurs reprises, sont d’ailleurs parvenus à l’atteindre. Le premier, tout d’abord avec ses écrits sur Orson Welles (dont son incontournable Citizen Kane, en collaboration avec Jean-Pierre Berthomé, Paris, Flammarion, 1992), puis avec ses deux ouvrages d’entretiens très perspicaces, effectués auprès des interprètes et proches collaborateurs du cinéaste (L’Atelier d’Alain Resnais, Flammarion, 1989, et Alain Resnais les coulisses de la création, Paris, Armand Colin, 2016). Le second, avec un grand nombre de ses films, dont de réels chefs-d’œuvre portant sur des sujets aussi différents que l’Holocauste (Nuit et Brouillard, 1955), le temps aussi bien retrouvé que perdu (Muriel ou le Temps d’un retour, 1963), le comportement de tout un chacun, inconsciemment déterminé par le conditionnement de la petite enfance (Mon oncle d’Amérique, 1980) ou encore le télescopage du réel et de l’imaginaire, source de survie plus ou moins garantie pour l’humanité (La vie est un roman, 1983).
Après avoir donné la parole à l’entourage artistique immédiat du cinéaste, François Thomas ne l’octroie, dans ce dernier opus, qu’au réalisateur lui-même, avec qui il s’est entretenu régulièrement depuis 1984 (L’Amour à mort) et cela jusqu’à son ultime film (Aimer, boire et chanter) en 2013. Des entretiens d’une richesse inouïe, dans lesquels Thomas aborde, avec profondeur, finesse et surtout une acuité visuelle, sonore et analytique sans faille, les aspects les plus signifiants des douze derniers films de Resnais, dont son documentaire sur Gershwin (1992) et sa contribution au long-métrage d’Amnesty International Contre l’oubli (Pour Esteban Gonzàlez Gonzàlez, Cuba, 1991). Des entretiens déjà publiés dans les revues Positif et CinémAction, auxquels s’ajoutent trois inédits, outre celui sur George Gershwin, l’un sur I Want to Go Home et l’autre, intitulé « Le Théâtre : une vie de spectateur », chapitre fondamental pour bien comprendre la dernière partie de l’œuvre de Resnais à partir de 1986 (Mélo). Un ensemble à la lecture extrêmement vivante, qui nous permet de vivre les divers moments de la création d’un film et de sa préservation (avec des détails d’une précision stupéfiante, comme la transformation du jeu vocal des acteurs, causée par la numérisation contemporaine des bandes-son d’origine, qui, en supprimant le souffle d’époque, donne un ton affecté à leur diction, p.173). Un ouvrage indispensable, qui, en outre, nous fait connaître l’homme, à la culture encyclopédique légendaire, qui parlait avec autant d’aisance des valses déguisées d’Arnold Schönberg, de Li’l Abner, bande dessinée d’Al Capp ou des chansons populaires des années trente. Un être doté d’une lucidité intellectuelle sans pareille, mais aussi très enclin à la facétie. Un seul regret : que François Thomas n’ait pu rencontrer Alain Resnais plus tôt.
Trente Ans avec Alain Resnais entretiens
De François Thomas
Éditions Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2022 (287 p.).
Michel Cieutat