Le premier long-métrage d’Amin Sidi-Boumédiène est un uppercut. Un voyage sidérant. Et l’éclatante révélation d’un auteur, qui croit ardemment dans le cinéma.
Impressionnant. Vertigineux. Fascinant. Inconfortable. Abou Leila est une expérience intense. Un voyage au pays de l’image et du son, où le mental du spectateur navigue autant que celui des personnages. Un écran large, format 2.39, qu’Amin Sidi-Boumédiène et son chef opérateur Kanamé Onoyama investissent avec une force plastique brute mais imposante. Comment donner à voir et à entendre le traumatisme, la terreur, la folie ? Entreprise épineuse quand elle rend compte d’une réalité, fusse-t-elle traduite par la métaphore. Car, pour mieux transcrire l’absurdité des hommes et de la violence, réel et onirisme sont ici savamment fondus. Une matière mouvante de deux heures et quart, entre rêve et cauchemar.
C’est 1994. C’est la guerre civile algérienne. Deux protagonistes s’enfoncent progressivement dans le désert, tout comme ils se perdent dans l’espace sans fin de leur mental. Leur trauma commun est un fil rouge que chacun remonte à sa manière, l’un s’appuyant sur l’autre, avec une émotivité à vif, qui s’exprime par la vulnérabilité, comme elle peut se transformer en fureur. Sur les traces d’un hypothétique terroriste, dont la seule trace est un visage sur une photo, ils mettent aussi à l’épreuve leur amitié. Slimane Benouari et Lyes Salem deviennent S et Lotfi avec une générosité et une profondeur inouïe. Incarner l’angoisse vécue vingt-cinq ans plus tôt. Repasser par les émotions à haute tension. Personnifier une fable où l’homme n’est que l’ombre tellurique de lui-même. Impossible d’oublier leurs regards hallucinés, leurs échanges âpres et terrassants.
Amin Sidi-Boumédiène fait le pari gonflé de traverser les genres, pour mieux nourrir l’imaginaire en marche, et de matérialiser l’effroi et les murs intérieurs. Chaque plan, chaque mouvement est savamment cadré, composé, et sonorement accompagné. Bruits, craquements, mélodies composent un terreau inquiétant, où la menace veille. Pas de réalisme ni de documentaire méticuleux. Mais une véritable épopée, en forme de fable implacable, dont l’issue est l’abyssale fragilité de l’humanité, aussi friable qu’une poignée de sable. Révélé à la Semaine de la Critique à Cannes en mai 2019, et après un beau parcours mondial en festivals, le film sort enfin dans les salles. Il n’a rien perdu de son pouvoir obsédant.