À son image de Thierry de Peretti

Voir vivre

Le réalisateur d’Une Vie violente (2017) réarme l’obturateur de sa caméra pour faire entrer, à nouveau, le noir obscur des années de plomb en Corse. Il déclenche un récit brut, brillant comme une réflexion spéculaire. Le reflet rayonnant d’un nationalisme mortifère.

La Corse est magnifique et cruelle. Antonia photographie les mariages. Elle aime son travail. La lumière insulaire est d’une beauté éblouissante. Un accident, et la vie brève d’Antonia est déjà passée. Sur l’exorde violent de son destin brisé s’ouvre À son image, adaptation sérieuse du roman éponyme de Jérôme Ferrari (Actes Sud, 2018). Le tragique entre en scène frontalement. Le lumineux travail photographique de Josée Deshaies est immédiatement foudroyant.

Comme dans le livre, Thierry de Peretti remonte le temps de la vie d’Antonia, dans une mosaïque biographique. Retour aux années 1980, Antonia est jeune, elle rencontre Pascal (Louis Starace), séduisant et engagé. L’amour naît. La politique aussi. Le FLNC résiste. La violence s’installe. Les attentats indépendantistes se multiplient. Les luttes sanglantes entre clans nationalistes font des ravages. La Corse est en guerre. Sur la fiction du personnage d’Antonia se superposent la réalité politique et les tragédies qui ont ensanglanté l’île, les aspirations nationalistes se mêlant à une inéluctable fatalité.

Antonia devient photographe de presse. Ses clichés saisissent l’horreur, la mort, les illusions perdues. L’épreuve continue en ex-Yougoslavie, où une autre guerre achève de briser ses idéaux. De retour en Corse, elle tente de reprendre une vie normale, mais les plaies de l’âme sont trop profondes. Les images qu’elle a gravées dans son esprit sont de têtus fantômes. En photographie, comme au cinéma d’ailleurs, l’image est un présent perpétuel : elle vit. Celui qui la fabrique est celui qui voit – celui qui vit, si l’on remonte à l’instant précis du point de vue. Voir et vivre sont indissociables.

À son image de Thierry de Peretti. Copyright Pyramide Distribution.

Vivre, c’est voir. Voir, c’est vivre. Dans À son image, Thierry de Peretti unit ces deux verbes, avec leurs conjugaisons homonymes au présent et au passé simple de la troisième personne du singulier ; temps de l’instantanéité et de la mémoire. Ce qu’Antonia vit hier, en armant l’obturateur de son appareil argentique, vit aujourd’hui. Ce qu’Antonia a vu autrefois, de la rudesse du réel politique de l’île, continue de vivre, non pas dans des souvenirs évanescents, mais dans la matière inaltérable des images, témoins intacts de ces moments où la vie s’est accrochée à la mort, où la jeunesse corse a vu mourir et tuer. Dans le regard d’Antonia et dans chaque scène de À son image, une mémoire vive vit ; la Corse d’hier dans le présent de ceux qui contemplent ces images.

Thierry de Peretti raconte une histoire indélébile, celle de sa propre jeunesse, qui a vu l’innocence se dissoudre dans la violence, l’amour se transformer en deuil. Ce que ces jeunes comme lui ont vu et vécu, ils l’ont inscrit dans le livre de leur existence, page après page, souvenir après souvenir, jusqu’à ce que leurs vies elles-mêmes deviennent des images, des photographies vivantes de leurs anciennes cicatrices, jusqu’à ce film même, qui projette cette mémoire personnelle et collective.

À son image à tout instant est magnifié par la vérité brute de ses jeunes acteurs insulaires. Clara Maria Laredo, actrice non professionnelle, incarne une Antonia à la fois forte et vulnérable, les déchirements d’une vie arrachée. Une vie (encore) violente.

 

Jo Fishley