

Cher Mathias,
Quel courage que le vôtre ! Et quel défi : envisager un road-movie doublé d’un buddie movie avec votre grand ami Philippe Rebbot et partir, à vélo, votre chien dans le porte-bagage, sur le sillage de votre défunt fils, Youri, en traversant les frontières de Montreuil à la Turquie ! À cela s’ajoute l’idée de vous faire accompagner par une équipe légère supposée garder une trace de l’épopée et d’en faire un film de cinéma… Je m’interroge sur le statut de cette caméra-compagnon de route : que vient-elle saisir de votre initiative, de ce désir profond de rouler sur les pas de votre fils ? Pour ma part, j’y vois quelque chose de profondément bouleversant : comme si elle et elle seule pouvait espérer capter des particules encore scintillantes de sa présence. Les morts ne disparaissent pas tout à fait, n’est-il pas ? Il me semble que vous en avez l’intuition et que c’est elle qui vous a dicté le principe de ce film.
Car d’un film, il s’agit bien. Au sens d’un récit qui se déroule sous les yeux du spectateur interloqué. Que voit-il, au juste ? Un documentaire ? Une fiction ? Un film de copains, de famille ? Le tout se mêle et c’est sur cette ligne de crête que vous et votre ami-pour-la-vie-et-au-delà déambulez cahin-caha. Dire que vous nous faites rire aux éclats et pleurer à la fois est un euphémisme. Je ne me souviens pas d’avoir été traversée d’émotions contradictoires à ce point au cinéma depuis longtemps (lors d’une projection aux Rencontres Cinématographiques de Cannes, en novembre 2024, où vous avez gagné le Grand Prix du jury et celui du Public, les spectatrices et spectateurs étaient fort réactifs). La séquence « Airbnb » est proprement désopilante. Et vous voir vous accrocher aux traces aussi infimes soient-elles du passage de votre fils qui vous a précédé sur cette route est chavirant. À certains moments, un petit trop-plein se déverse toutefois (c’est du moins ce que j’ai ressenti), lorsque Philippe Rebbot s’épanche, peut-être, mais cela s’inscrit aussi dans la démarche, je le comprends : ce film est autant un journal de deuil qu’une déclaration d’amitié majuscule entre deux hommes. Deux hommes à la fois forts, courageux, et vulnérables, bravaches, même, qui donnent à voir leurs failles béantes à une époque où le virilisme reprend du poil de la bête dans certaines contrées, et où les hommes et les femmes peinent à écrire une partition commune.
J’ignore si votre fils vous voit d’où il est, mais je suis prête à parier, Mathias, que vous et votre compère avez fait bouger des lignes de temps avec ce film ; que le passé, le présent et l’avenir se mêlent et se confondent dans votre cheminement filmé. Je suis même prête à parier aussi que, d’une manière que je ne saurais nommer, vous avez gagné le centre de nos cœurs et celui de Youri, dont le prénom signifie « le laboureur, le travailleur de la terre ».
La fable de La Fontaine, Le Laboureur et ses enfants, s’achève ainsi : « le père fut sage / De leur montrer avant sa mort / Que le travail est un trésor ». Pour votre part, vous fûtes audacieux de vous lancer dans un projet aussi intime et ambitieux pour nous montrer, à nous tous et de votre vivant, que l’amour d’un père pour son enfant reste vibrant, par-delà l’espace et le temps.
Anne-Claire Cieutat