La première partie de Napoléon vu par Abel Gance dans une exceptionnelle version restaurée a ouvert le festival de Cannes. Pour célébrer les 20 ans de la section Ciné Classics.
La « Grande version » de Napoléon vu par Abel Gance, œuvre mythique d’une durée de sept heures réalisée en 1927, était à l’honneur ce mardi 14 mai, plus exactement le premier volet (trois heures quarante) de deux qui ressortiront prochainement en salle. Cette version aura été attendue longtemps : seize ans ont été nécessaires pour finaliser cette entreprise colossale de restauration, grâce à une multitude de documents et de notes laissées par l’auteur lui-même. Une bande musicale originale a aussi été arrangée spécialement pour ce monument du muet novateur, inventif, décrit par Costa Gavras (président de la Cinémathèque française) comme un « poème cinématographique ».
Film pharaonique doté d’un casting imposant avec près de mille figurants, il était devenu invisible malgré vingt-deux précédentes versions partielles recensées à travers le monde. Événement majeur, digne de l’inauguration d’une cathédrale, que la projection de ce « Director’s cut » à Cannes, en présence du président Gavras : près d’un siècle après la première en 1927 à l’Opéra de Paris en présence du président de la République, Gaston Doumergue !
La renaissance de cet intrigant ballet d’images sur l’écran géant de la salle Debussy aura laissé un goût étrange, mélange d’étonnement et d’amertume.
L’œuvre démarre sur des chapeaux de roue emplie de fulgurances esthétiques sur l’enfance de Napoléon, dont on mesure, au gré de l’allure autoritaire et du regard d’acier translucide du gamin qui l’incarne (Vladimir Roudenko), l’incroyable personnalité et l’étonnante destinée. Néanmoins, lorsque Bonaparte grandit devenant le guerrier Napoléon (Albert Dieudonné), très vite ce sont les contours d’une hagiographie empesée et assez « vieille France » qui frappe l’esprit du spectateur. Gance racontant pas à pas les évolutions de son héros ne parvient jamais véritablement à s’en approcher. Il le représente impénétrable, toujours distant et sanctifié, mi-Christ, mi-surhomme, insistant notamment sur l’image d’un aigle aussi sauvage que royal pour le mythifier. Cette symbolique fait frémir, puisque, quelques années après la naissance du film, elle fut reprise par l’Allemagne nazie.
Le film fait grincer également dans sa vision grégaire du prolétariat, ce peuple français toujours sale et informe, une représentation tour à tour réductrice et misanthrope. L’oeuvre est heureusement sauvée par de nombreuses séquences d’une fulgurante beauté plastique et d’une indiscutable bravoure : on se souviendra longtemps, par exemple, de cette course à cheval extraordinaire, les Anglais poursuivant Bonaparte jusqu’à la mer. Gance y fait preuve de sa science du montage et des fondus enchaînés, magnifiée par les notes endiablées de Béla Bartók. Rien que pour cela, Napoléon brillera encore longtemps dans l’histoire de notre patrimoine.
Olivier Bombarda