Un appartement à Belgrade, où vit la mère de la réalisatrice, témoin de 70 ans d’histoire de la Serbie. Un bijou de documentaire.
Un appartement au centre de Belgrade en 2015. Une femme de soixante-dix ans y vit : Srbijanka Turajilic est la mère de Mila, la réalisatrice. « Plus je regarde les portes verrouillées de notre salon auxquelles j’ai été confrontée toute ma vie, plus je me rends compte à quel point la Serbie peut être comprise en parlant d’espaces divisés. », explique cette dernière dans le dossier de presse du film. Filmant dans cet appartement, de cet appartement (ce qui se passe dans la rue, où sont situées les ambassades cd’Angleterre et des États-Unis est vu des fenêtres), ne le quittant que très rarement pour le filmer de l’extérieur, elle interroge sa mère.
Petit à petit, Srbijanka devient le personnage principal ; l’appartement, son œilleton, ses meubles, ses bibelots qu’on astique (« Si ton film ne montre pas à quel point l’argenterie brille, je te tue ! », dit en riant sous cape la mère à sa fille) en est le décor habité, patiné. Porteur d’histoire(s).
Srbijanka Turajilic se souvient de tout, des communistes qui ont fait irruption après la guerre et ont fermé à clé des portes pour diviser l’appartement en quatre foyers pour quatre familles (elle avait deux ans, mais le récit de ses parents est devenu le sien) ; de son père avocat qui lui a conseillé alors qu’elle avait quinze ans de ne pas devenir avocate comme lui, car elle n’aurait jamais la liberté de parole dans ce pays entravé. Elle se souvient de ses années étudiantes, du militantisme en mai 68 et des professeurs qui ne soutenaient pas les élèves, elle se souvient que devenue professeur (en ingénierie électrique) à son tour, elle a soutenu ses propres étudiants, a toujours parlé haut et fort, et s’est fait virer ! Elle se souvient de la guerre civile, de l’impossibilité soudaine de se déclarer Yougoslave, elle se souvient de Milošević, « qui levait le menton comme Mussolini », de la lutte contre sa politique et de son renversement ; elle se souvient d’une croyance nouvelle en la Démocratie…
Intime et universel, le portrait s’élargit, ouvre des portes et des mondes. En contrepoint du discours limpide de cette femme extraordinaire qui voudrait tant être ordinaire, la réalisatrice monte des images d’archives, rares et parlantes, déchirantes et puissantes, de tous ces moments clés d’un pays et d’un peuple. Et son film, dense et complexe, est d’une lecture simple et passionnante.
Et aujourd’hui… Aujourd’hui, recevant un prix pour son engagement, Srbijanka déclare que si elle s’est battue toute sa vie pour la liberté, alors elle a échoué, car il suffit de regarder le monde autour de nous pour constater qu’il n’est pas libre. Elle parle avec force et clarté de tout ce qui ne va pas. Et cet aplomb, qui lui coûta en son temps son poste de professeur, lui vaut aussi d’être une femme debout. Que rien, jamais, n’a fait plier.