Cinq ans après La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche nous offre Mektoub My Love, un chant vif, lumineux, presque trois heures d’une grande fluidité, véritable ode à la famille, à la fraternité métisse et premier opus d’un diptyque qui pourrait s’étendre, le cinéaste ayant annoncé vouloir suivre son héros, Amin, sur plusieurs films.
Amin (Shaïn Boumédine) deviendrait ainsi une sorte d’Antoine Doinel du Sud, pris en filature à travers le temps, sur le mode balzacien de La Comédie humaine. L’origine de cet élan qui force le destin – le fameux Mektoub – est à chercher dans la joie immodérée de Kechiche à défricher de nouveaux visages, se laissant volontairement terrasser par eux, victime des flèches de Cupidon. Au-delà des dix-huit caméras (!) du cinéaste fou de vérité, cela se voit comme nez au milieu de la figure : Kechiche est tombé amoureux de l’acteur principal et des actrices de son nouveau projet.
Librement adapté du livre de François Bégaudeau (La Blessure, la vraie), le récit de Mektoub My love accompagne Amin, scénariste débutant installé à Paris, en vacances dans sa ville natale, Sète, où il retrouve le restaurant tunisien de ses parents, sa famille et sa meilleure amie, Ophélie. Quand le bel intello timide et réservé ne passe pas son temps dans le noir à mater des films de Dovjenko, il observe les filles dans les bars et à la plage, mais… sans pour autant concrétiser. Pendant ce temps, son cousin Tony, lui, collectionne les conquêtes…
Sans trop focaliser sur la lutte des classes inhérente au livre de Bégaudeau, Kechiche – fils d’ouvriers lui-même et dirigeant de Quat’sous films – circonscrit parfaitement l’univers de restaurateurs franco-tunisiens, un prolétariat en plein soleil et en plein boulot, dont la taverne sert de QG à l’ensemble des personnages. Il n’est d’ailleurs pas d’autre intention dans ce volet, que d’étudier sur la longueur le mouvement perpétuel des corps des jeunes hommes et femmes, ivres de rencontres, propulsés dans la danse, saisis par leurs étreintes dans le flot de musiques tonitruantes. Et lorsqu’il est temps d’employer un verbe, il a pour enjeu majeur de dire « je t’aime » au plus juste en arabe (comme ça aurait pu être en inuit).
1994 où se situe l’action, est présentée comme une période d’insouciance qui, trois ans après la première guerre du Golfe, ne répandait pas encore le sang de la jeunesse parisienne assassinée sur les trottoirs, mais laissait les fesses des filles déborder généreusement de leurs mini-shorts. À ce sujet, l’ensemble du film fait état d’un anachronisme – que l’on imagine assumé – sur des modes vestimentaires et comportementaux, plus proches des « binge drinking » d’aujourd’hui que du look grunge d’alors. Kechiche joue ainsi d’un contraste permanent entre l’impudeur spectaculaire des jouvencelles éméchées face à la réalité de leurs quotidiens prosaïques, qu’elles soient de service derrière le comptoir de la gargote familiale ou éleveuses d’agneaux.
Le cinéaste se projette essentiellement dans la figure mystérieuse d’Amin, non seulement parce qu’il lui a attribué des signes autobiographiques (Amin est l’œil silencieux du film, scénariste, passionné de photo) combinés à une évidente beauté plastique (la même que Kechiche, trente ans plus tôt dans Les Innocents de Téchiné ?) avec un supplément d’âme qui rappelle la sainteté de Rocco (Delon) dans le chef-d’œuvre néoréaliste de Luchino Visconti. Cette lumière – parachevée par la captation concrète du chef-op Marco Graziaplena, amplifiée par la musique de Bach comme chez Pasolini, – est celle qui prête, au fond, l’éclairage le plus profond aux deux citations (St Luc et Mahomet) placées en exergue au film : ainsi, par-delà l’examen des origines d’une fissure dans la société française, où il serait nécessaire de comprendre que la France n’est pas un pays de race blanche, mais bien une nation multiculturelle et multireligieuse, Mektoub My Love est un témoignage très fort, quasi documentaire, sur l’éblouissement sans frontière d’un être pour un autre, une émotion telle une irradiation divine, dont Amin serait l’emblème romantique accompli, tandis qu’Ophélie (Ophélie Bau, qui vous laboure le cœur à chaque plan) en serait le pendant féminin.
Au même titre qu’il apparaît plus impérieux de se battre aujourd’hui pour l’égalité sociale entre les femmes et les hommes que d’ergoter à en changer leur écriture, il serait tout à l’honneur du spectateur de balayer d’un revers de main les polémiques vaines qui pointent invariablement du doigt l’insistance d’un grand cinéaste à filmer le sexe et le cul des filles : la reconnaissance objective qu’il faut y voir, l’expression d’un idéal de tolérance, de liberté, pour une société en tous points inclusive, exempterait enfin Kechiche de répondre à ses opposants avec la même arrogance que Maurice Pialat le fit en 1987 : « Si vous ne m’aimez pas, je ne vous aime pas non plus ».