Devant la caméra aimante de Guillaume Nicloux, Sandrine Kiberlain incarne l’icône Sarah Bernhardt et réalise un tour de force : en ranimer l’esprit libre et l’immense vitalité.
Il y a d’abord cette voix nouvelle qui vous saisit. D’où vient-elle ? Jamais cette tessiture, ces modulations, ce grain épaissi n’avaient été entendus au cinéma dans la bouche de Sandrine Kiberlain (il en fut sans doute autrement au théâtre, lors de ses années au Conservatoire, notamment). Et puis, ce rire saccadé, ascensionnel, qui semble prendre sa source au plus profond de l’actrice. Idée géniale que de bâtir ce portail pour aller à la rencontre d’un pareil personnage ! Ce travail vocal offre à l’exceptionnelle interprétation de la comédienne une solide colonne vertébrale autour de laquelle s’articule tout le reste : la gestuelle (une manière très réactive de lever l’index, par exemple), les regards, les mouvements, pour donner corps à la femme désirée et désirante, libre, fantasque, audacieuse et avant-gardiste que fut Sarah Bernhardt.
Entre les deux actrices, la défunte convoquée et celle qui l’incarne aujourd’hui à l’écran, une rencontre a eu lieu, sous la houlette d’un réalisateur travaillé par les espaces où morts et vivants se cherchent et se trouvent parfois. Dans les confins de ce monde parisien, à la Belle Époque, La Divine, première grande star française, surdouée, touche-à-tout, faisait chavirer les esprits et les cœurs. La bonne idée de ce film est de dresser un pont entre deux événements majeurs de son existence : l’amputation de sa jambe droite, en 1915, et son jubilé pour célébrer les trente ans de sa glorieuse carrière. Le récit navigue entre ces faits avérés et une passion qui ne l’est pas, mais aurait pu exister, avec Lucien Guitry (le père de Sacha). Entre la réalité et la fiction, l’imaginaire de la scénariste Nathalie Leuthreau, de Guillaume Nicloux et de ses interprètes, Sandrine Kiberlain en tête, peut ainsi se déployer.
Ce qui captive et passionne, c’est la manière dont les équipes artistique et technique parviennent à trouver l’équilibre entre film d’époque et résonance moderne. Dans une séquence de repas, par exemple, Sarah Bernhardt exprime son dégoût face à l’existence honteuse de la peine de mort. C’est un moment saillant du film, où les décors s’effacent presque à l’arrière-plan pour centrer l’attention sur les visages : les mots gagnent en densité et la diatribe de Sarah revêt une dimension atemporelle. Il en va de même lorsqu’il est question de l’Affaire Dreyfus et de l’antisémitisme que l’actrice combattait, elle qui a su convaincre Zola de se mobiliser pour la défense du capitaine. Comme avec son film essentiel, Une jeune fille qui va bien, Sandrine Kiberlain prouve une fois encore qu’elle est capable de percer des trouées dans le temps. Ce qu’elle accomplit ici est aux antipodes de l’imitation et relève de la haute voltige : depuis un ancrage solide (via la voix, nous l’avons dit, mais aussi par la prestance royale que lui confèrent les beaux costumes d’Anaïs Romand), elle fait tournoyer l’esprit vif et progressiste de son personnage et lui offre sa lumière à elle. Guillaume Nicloux la filme avec admiration, et l’entoure d’un judicieux casting : la gracieuse Pauline Étienne (qu’il dirigeait dans la peau d’une autre insoumise dans La Religieuse), Amira Casar, Laurent Lafitte, Grégoire Leprince-Ringuet, et trois comédiens de la Comédie-Française : Laurent Stocker, Clément Hervieu-Léger et Sébastien Pouderoux dans le rôle du « Docteur Dieu » Samuel Pozzi (lire à son sujet l’instructif L’Homme en rouge de Julian Barnes). Tous raniment l’entourage artistique de cette femme, dont la vitalité, la complexité et l’audace font croire à l’éternité.
Anne-Claire Cieutat