Terry Gilliam cultive l’art d’être là où on ne l’attend pas : le réalisateur signe avec Benvenuto Cellini sa deuxième mise en scène d’opéra et importe son humour déjanté sur la scène de Bastille. Nous avons rencontré la metteuse en scène et chorégraphe Leah Hausman qui cosigne cette reprise avec lui et évoque cette aventure artistique gilliamesque.
Lorsqu’on retrouve Leah Hausman à la cafétéria de Bastille, elle reprend son souffle. Elle sort d’une semaine de répétitions électriques et semble éreintée par la mécanique diabolique qu’elle a elle-même contribué à régler. Il faut dire que la démesure est le maître-mot de ce spectacle qui a déjà triomphé à Londres (English National Opera), à Rome (Teatro dell’Opera) et à Amsterdam (De Nationale Opera). Terry Gilliam l’avoue lui-même lorsqu’il évoque sa création en 2014 à Londres dans sa récente autobiographie Gilliamesque : « La folie des grandeurs s’était emparée de moi : une centaine d’artistes sur scène, des chanteurs, des acrobates montés sur des échasses, des jongleurs, des combats d’épée, des marionnettes de carnaval géantes, et trop peu de temps pour les répétitions : le même cauchemar qu’avait vécu Cellini confronté à l’impossibilité de mouler sa célèbre statue en bronze de Persée. Lui et moi ne faisions qu’un ! Jusqu’au tout dernier moment, j’étais sûr que nous n’y arriverions pas. Mais par miracle, le spectacle a eu lieu. »
Avec Benvenuto Cellini, Terry Gilliam n’en était pourtant pas à son coup d’essai. En 2011, celui qui avait d’abord été dessinateur avant d’être révélé au grand public par les Monty Python, puis scénariste, acteur, réalisateur, avait endossé la nouvelle casquette de metteur en scène d’opéra pour une Damnation de Faust du même Berlioz commandé par le même ENO. Des errances métaphysiques de Faust et de Méphisto, Gilliam s’était, selon ses propres dires, « plutôt bien tiré ». Mais ne croyez pas que cet éternel insatisfait fasse dans l’autosatisfaction. Il sait que son succès a quelque chose à voir avec ses vies antérieures, notamment celle passée dans la troupe d’humoristes qui – entre 1969 et 1974 – fit les beaux jours de la BBC : « Mon public est composé en grande majorité de passionnés des Monty Python, ce qui ne veut pas dire que ce sont des incultes, incapables d’apprécier la grande musique et l’Opéra. Je trouve important que des personnes qui n’ont jamais été à l’Opéra voient ce spectacle. » Et d’ajouter que près de la moitié des spectateurs venus voir son « Faust » n’avaient jamais mis les pieds à l’opéra.
La Damnation de Faust marquait également sa rencontre et sa première collaboration artistique avec Leah Hausman : « Sur La Damnation, Terry avait tout de suite eu l’idée d’une dramaturgie d’ensemble : revisiter l’histoire de l’art germanique – du romantisme à l’expressionisme – tout en confrontant l’Allemagne à ses démons. » Sur Benvenuto, c’était plus compliqué. Nous avons passé un temps fou à écouter et réécouter la musique afin d’imaginer dans quel monde nous pourrions situer l’opéra. » Visuellement, le duo s’arrête sur les gravures de Piranèse – « parce que, comme Cellini, c’est un artiste qui regarde vers le futur ». Quant à l’époque, ils imaginent l’intrigue corsetée dans les costumes étroits de l’Angleterre victorienne. Mentionner ici ces deux sources d’inspiration est sans doute bien insuffisant à rendre toute l’exubérance du spectacle : « Je ne change pas ma manière de travailler en fonction du type de création. Je procède de la même façon qu’il s’agisse des Monty Python, d’un dessin animé, d’un film ou d’un opéra. Dans Benvenuto Cellini, nous avons essayé de mettre en place un univers en deux dimensions dans un espace en trois dimensions. Ça se rapproche beaucoup du travail que j’ai pu faire pour les dessins animés que j’ai réalisés avec les Monty Python. Nous travaillons sur un monde un peu étrange, fait de silhouettes. Tout est une question d’équilibre pour conserver le mélange qui fait le spectacle : romantisme, scandale, démesure et talent artistique. »
Cette démesure qui caractérise le spectacle de Terry Gilliam et Leah Hausman est somme toute à la hauteur de la vie de Benvenuto Cellini, qui donne son nom à l’opéra, génie excentrique, dessinateur, orfèvre, fondeur, médailleur, sculpteur, écrivain, né à l’orée de la Renaissance, qui mena à Florence une existence fantasque. La Vie de Benvenuto Cellini par lui-même, son autobiographie écrite vers la fin de sa vie et largement romancée, relate ce mélange de larcins, d’intuitions artistiques géniales, d’actes de guerre et d’intrigues de cour, qui le vit passer de la prison du château Saint‑Ange à la cour de François Ier… Terry Gilliam a dévoré ces mémoires, se projetant largement dans la figure du Florentin : « Tu as reçu ce don, ce talent, et tu es destiné à en faire quelque chose d’extraordinaire. Mais tout conspire à ce que ça n’arrive pas. Et tu perds la foi. Je me demande bien pourquoi je me suis identifié à lui… », ironise-t-il. Il avait d’abord songé en faire un film, mais le projet est resté à l’état de manuscrit dans l’un de ses tiroirs. Aussi, lorsqu’on lui propose de mettre en scène l’opéra de Berlioz, il y voit un signe et accepte immédiatement l’offre de l’ENO, « sans en avoir écouté la moindre note », sourit Leah Hausman.
En réalité, si Terry Gilliam a accepté immédiatement de mettre en scène cet opéra, c’est sans doute parce qu’il a senti les affinités profondes qui le liaient aux figures de Cellini mais aussi de Berlioz. Leah Hausman le confirme : « Ça se joue entre Cellini, Berlioz et Terry. » Aux embûches que dut surmonter Cellini pour parvenir finalement à fondre son Persée répond l’adversité à laquelle dut faire face Berlioz lui-même composant son opéra : livret jugé trop vulgaire, musique pas assez mélodique… Un échec cuisant – à la fois public et critique – qui s’inscrit dans la longue liste des revers qu’essuya le compositeur tout au long de sa carrière et qui le poussa à demander que l’ouvrage soit retiré de l’affiche.
En 1990, Terry Gilliam travaille à l’adaptation cinématographique de Don Quichotte de Cervantès. Après un tournage marqué par un nombre incalculable de catastrophes – dont une infection de son acteur principal Jean Rochefort, une prise de son perturbée par des vols d’avions militaires, des pluies diluviennes et une double hernie discale – le projet échoue. Le film devient Lost in La Mancha, documentaire sublime méditant sur la part de l’échec dans toute création artistique. Au fond, tout le cinéma de Terry Gilliam est lui aussi hanté par l’échec : il n’est jamais loin du bonheur, à l’instar du héros raté de Brazil (1985) – qui se croit embrassant la femme de ses rêves sur une route de campagne alors qu’il est en réalité torturé à mort par la police d’un état totalitaire. Le réalisateur se plaît à danser avec le risque en se confrontant à des fresques gigantesques : « Il a pour point commun avec Cellini de vouloir ériger une œuvre plus grande que lui. », commente Leah Hausman. Et Gilliam de boucler la boucle : « Nous présentons Cellini comme un artiste, mais aussi comme une figure scandaleuse, un séducteur dans la démesure. C’est comme ça qu’a été perçu le vrai Cellini, lui qui a dépassé les limites de son époque en fondant cet immense Persée en bronze, plus grand que tout ce qui avait déjà été fait. Les gens de l’époque attendaient avec impatience qu’il échoue pour pouvoir le railler. Malheureusement pour eux, il a réussi. »
Lors de la création de Benvenuto Cellini à l’ENO, les répétitions n’ont été interrompues ni par des pluies diluviennes ni par des vols d’avions militaires. Mais elles ont eu leur lot de rebondissements : « Dans l’acte I, raconte Leah Hausman, Cellini rend visite à Teresa en s’introduisant chez elle par la fenêtre – à vrai dire, j’ai tellement travaillé cette scène que ne me souviens même plus si c’est nous qui avons eu l’idée de le faire entrer par la fenêtre ou si c’était écrit dans le livret. Bien sûr, Terry ne pouvait pas se contenter d’une échelle, il voulait que Cellini se hisse jusqu’à la fenêtre grâce à un ballon. Mais pour que l’effet soit complet, il fallait d’abord que le public voie le ballon dans la rue lors de la scène précédente. Le problème, c’est que le ballon était bien trop lourd pour être porté. Après de multiples essais, nous avons dû nous résoudre à prendre deux ballons différents. » Et de poursuivre : « C’est bien simple : tout ce qui semble facile et magique dans ce spectacle nous a demandé d’infinis efforts. A un moment, nous avons vraiment cru que plus nous essayions de caler les choses avec précision, moins elles fonctionnaient. » Cela tient-il au passage du cinéma au théâtre ? « Je pense qu’il y a quelque chose d’effrayant pour un réalisateur qui passe à l’opéra, parce qu’au cinéma, le montage lui permet de reprendre la main, de reprendre le contrôle de sa création. A l’opéra, il n’y a rien de tel ! Et pourtant, Terry aime profondément le théâtre : il aime la machinerie, les décors, le bricolage. A chaque fois que nous en avons visité un, il était comme un enfant. Son cinéma est très théâtral. Récemment – je regardais Les Frères Grimm (2005) – je me suis fait la réflexion qu’on pourrait poser le film tel quel sur une scène. »
Mais l’imprévu, l’impondérable, le décalage, ces grains de sable qui enrayent un temps la machine font également partie du processus de création, contribuant à construire le spectacle. Ainsi, au cours des répétitions, l’entrée du Pape dans l’acte II s’est peu à peu décalée jusqu’à devenir totalement absurde : « Terry n’aimait pas du tout le sextet final de la scène du pape. Il voulait le couper. Je lui ai dit que ce n’était pas possible car il apportait beaucoup d’énergie à la scène. Alors il a décidé de rebaptiser les « Swiss Guards » qui accompagnaient le pape en « Switch Guards » et de les faire danser en s’inspirant de Loïe Fuller – la danseuse du début du XXe siècle célèbre pour les voiles qu’elle faisait tournoyer dans ses chorégraphies. »
Ces considérations nous éloignent-elles du sujet ? Pas sûr. Au fond, cette réflexion sur l’aléa, sur l’accident et sur l’angoisse de l’échec n’est-elle pas le véritable sujet de Benvenuto Cellini ? « Cet ouvrage est une chimère, commente Leah Hausman. Il commence comme une commedia del arte et se termine comme un opéra wagnérien. Au début, Cellini a pour mission de fondre son Persée, mais très vite, cette histoire se perd, parce que l’amour, parce que Teresa… Cet enjeu reparaît à l’acte II et commence peu à peu à prendre de la place, devenant le grand sujet de la pièce : un artiste qui ne parvient pas à réaliser son grand œuvre, les doutes qu’il doit affronter, le gouffre abyssal qui s’ouvre sous ses pieds… » Berlioz ne dit pas autre chose.
Par Simon Hatab