Juste la fin du monde a divisé notre rédaction : voici deux avis divergents sur le film.
Pour / La fièvre insolente
Par Olivier Bombarda.
Que les admirateurs du jeune cinéaste Xavier Dolan se tranquillisent. En compétition au dernier festival de Cannes, des rumeurs contrastées avaient assombri la réputation filmographique sans nuage du petit génie québécois. Mais plus au calme, force est de constater que son sixième long-métrage, Juste la fin du monde, est l’un des plus accomplis.
Un quintette d’acteurs impressionnants pour une histoire cruelle en huis clos. Voici l’aspect le plus saillant de Juste la fin du monde : alors qu’il n’a pas revu sa famille depuis douze ans, Louis (le doux Gaspard Ulliel), écrivain célèbre gravement malade, vient annoncer sa mort prochaine à sa famille. Alors qu’il tente de se confier à sa mère (Nathalie Baye) et sa sœur (Léa Seydoux) qui l’adulent, à son frère jaloux et agressif (Vincent Cassel) et à une belle-sœur (Marion Cotillard) qu’il n’a jamais rencontrée, les esprits s’échauffent et les rancœurs s’exacerbent…
Xavier Dolan considère son premier film français (sans accent québécois) comme étant son premier « en tant qu’homme ». Un constat qu’il tire du fruit de la lecture d’une parole, celle du défunt Jean-Luc Lagarce dont il adapte la pièce de théâtre homonyme. La langue de ce dernier est faite d’invectives, d’émotions contrariées, d’hésitations, de nervosité, cristallisant la gêne omniprésente, les névroses et les frustrations des personnages, et témoigne finalement d’une impossible communication entre les êtres.
Louis qui admet « avoir peur » de sa propre famille, se trouve ainsi dans l’incapacité de s’exprimer, suffoqué par ses congénères qui se répandent dans des entrelacs de mots, des chevauchements de monologues égotiques (dont Patrice Chéreau s’était également beaucoup servi).
Fougueux comme jamais, Dolan filme les visages qui s’apostrophent avec insistance, la caricature est parfois drôle, aux dépens de la grammaire sensuelle à laquelle il nous avait habitués. À l’exception de Louis, son amour du gros plan enserre ainsi la vulgarité d’une cellule familiale faussement protectrice, qui s’autorise à repousser sans cesse les limites de l’impudeur. Car Dolan fait sien le regard subjectif de Louis : la conscience de son personnage apparaît la seule vérité, l’unique réalité. Ce point de vue autocratique éloigne de fait le film du théâtre et de Lagarce, Dolan pénétrant cinématographiquement à l’intérieur du cerveau de Louis (quasi Vice Versa !) et couronnant l’ensemble des thèmes musicaux déchirants de Gabriel Yared.
Par contraste, c’est dans l’isolement de tête-à-tête furtifs que Louis perçoit quelques étincelles d’un bonheur fugace. Un geste, une accolade ou le bruissement impromptu du fantôme d’un amour perdu irradient le film d’instants d’une grâce profonde, captée avec célérité et une fièvre contagieuse.
À Cannes, venant chercher son Grand Prix du Jury dans la fébrilité, tant son succès peut agacer certains, Dolan avait voulu citer Anatole France : « Je préfère la folie des passions à la sagesse de l’indifférence ». Qu’il se rassure, malgré ses impertinentes certitudes, nous aussi.
Contre / Cris sans chuchotements
Par Anne-Claire Cieutat.
Dans Juste la fin du monde, Xavier Dolan adapte la pièce de Jean-Luc Lagarce et envisage un casting prestigieux pour lui donner chair. Regard contrarié sur ce Grand Prix du jury cannois 2016.
Xavier Dolan est doué, c’est incontestable. Son sens du cinéma, son amour fiévreux de son art jaillissent de chacun de ses plans, tant et si bien qu’il y a toujours des séquences qui, chez lui, retiennent le souffle et suscitent l’admiration.
Malgré la beauté de la photographie et la maestria du montage, il y a dans ce film, adapté de la pièce, chavirante, de Jean-Luc Lagarce, quelques éléments contrariants.
En premier lieu, son casting. Car réunir, en huis clos, cinq comédiens chargés d’une telle iconographie est un pari risqué. Comme si l’on sentait frémir, en filigrane, et de façon quasi constante, la nécessité de chacun de prouver quelque chose à tous, comme si le poids de l’enjeu se faisait présent et encombrant à l’image.
C’est aussi que la plupart des scènes de ce film flirtent avec l’hystérie. Dans ces instants d’affrontement, Vincent Cassel, Léa Seydoux et Nathalie Baye s’emballent au contact les uns des autres (les partitions de Marion Cotillard et Gaspard Ulliel étant plus en demi-teinte). La frontière est infime entre la prouesse et la caricature, et un sentiment de gêne s’installe dans ces scènes où ce casting, certes luxueux, devient victime de lui-même. On est dans le trop-plein, on perd la justesse, les coutures du jeu sont apparentes, et parasitent l’émotion vraie.
En outre, la langue de Lagarce est d’une infinie précision et Juste la fin du monde est tout entier traversé de subtilités littéraires. Comment, dès lors, restituer les errances, reformulations, soubresauts verbaux du protagoniste venu annoncer sa mort prochaine à sa famille, en noyant cette langue dans les cris et les larmes constants ? D’où proviennent, par ailleurs, les ajouts grossiers (dans la bouche du personnage incarné par Vincent Cassel, notamment) qui scandent les dialogues du film ? Étaient-ils vraiment nécessaires ? Pas si sûr.
Enfin, qu’est-il advenu du monologue final de la pièce ? C’est un moment d’apothéose, un épilogue bouleversant. Nul doute que Xavier Dolan ait eu les meilleures intentions au regard du texte choisi, mais comment comprendre cette absence ? Elle disait tant, et si bien.