Sandra a un week-end pour convaincre les seize autres salariés de l’entreprise de l’aider à garder son emploi. Le neuvième film des frères Dardenne est une douce plongée au cœur de la dure réalité du monde du travail. Un chef-d’œuvre, en compétition au Festival de Cannes. Avec Marion Cotillard, métamorphosée.
Elle dort. Dans son canapé, elle dort. Comme une fuite, un refus, un refuge. La sonnerie du téléphone met du temps à la réveiller. Elle dit « oui », et puis elle dit « Non, non, non », elle ne veut pas, elle n’y croit pas. Elle arrive encore à sortir une tarte aux pommes du four et accueillir ses deux enfants qui rentrent de l’école, mais à son mari, qui veut qu’elle se batte, elle répond qu’elle va se coucher et avale un somnifère. Elle est frêle et flottante, vaincue déjà. « J’existe pas, je suis rien, je suis rien du tout… ».
Sandra a perdu son travail. Parce que, sur les seize autres salariés de son entreprise de panneaux solaires, quatorze ont préféré obtenir une prime de 1000 euros plutôt que d’y renoncer au profit du maintien de son poste à elle. Pour renverser la situation, le temps du week-end, elle doit persuader un à un chacun de ses collègues de changer d’avis. Quatorze fois sonner à la porte, attendre qu’on ouvre, recommencer son discours : « Je viens te voir parce qu’on va refaire le vote et je voudrais savoir si tu serais d’accord pour renoncer à la prime, pour que je garde mon travail, pour que j’aille pas au chômage… ».
Telle une héroïne de conte pour enfant, qui entreprend un voyage initiatique et demande inlassablement la même chose à tous les gens qu’elle croise, Sandra, c’est le vilain petit canard ou la petite poule rousse en plein cauchemar d’adulte. Mais la vie n’est pas un conte de fées. Et le monde du travail est un terrible champ de bataille, où ceux qui sont encore debout ne peuvent aider ceux qui tombent. Elle est révoltante, cette proposition faite à des salariés de choisir entre l’emploi d’une des leurs ou une prime. Mais cette violence-là reste hors champ, comme si elle était déjà acceptée, métabolisée. Normale ? Personne n’envisage de grève générale, et jamais n’est évoquée la suite logique : 16 fois mille euros ça fait à peine plus que 12 mois de SMIC. Que se passera-t-il dans un an ? Qui sera le prochain travailleur sacrifié ?
Ce qui compte pour Jean-Pierre et Luc Dardenne, c’est le chemin parcouru, au propre comme au figuré, par les personnages qu’ils filment. Depuis La Promesse, leur troisième long-métrage, leurs « héros » marchent, chevauchent des vélos, prennent le bus, grimpent des escaliers. Ils avancent, même quand on leur barre la route. De film en film, les frères belges ne cessent de revenir à leur manière première, à leur matière originelle, celle des êtres qui se battent pour garder le peu qu’ils ont, et qui, ce faisant, retrouvent la lumière, le goût des autres. D’une caméra fluide, jamais envahissante, toujours concernée, ils suivent Sandra dans sa quête et sa requête. Tout ce qui fait le monde du travail d’aujourd’hui — la précarité, la disparition du tissu social, le repli sur soi, le manque de solidarité — est ici évoqué au détour d’une phrase, dans une porte entrebâillée, derrière une petite épicerie de quartier, sur un terrain de foot ou au sortir d’un café. Deux jours, une nuit, tourné dans la chronologie, a la simplicité, la limpidité de l’évidence. La faculté qu’ont les réalisateurs à refaire le même film tout en réinventant leur cinéma ne lasse pas de nous surprendre.
Comme Rosetta dans le film éponyme, comme Olivier dans Le Fils, comme Bruno dans L’Enfant, comme Cyril dans Le Gamin au vélo, Sandra est un être en perpétuel mouvement. Mais à l’inverse de ces femmes et ces hommes en colère, Sandra n’est pas une battante née, elle est battue d’avance. Une dépression, dont on ne connaîtra jamais l’origine, lui confère une fragilité inacceptable dans l’époque actuelle qui dit compétitivité et concurrence. Il faut toute la persuasion de son mari, Manu, tout son amour aussi, pour qu’elle se mette en route. Son combat, elle le mène d’abord contre elle-même.
Les Dardenne retrouvent deux immenses acteurs qu’ils ont révélés : Fabrizio Rongione, qui donne au mari une force tranquille et une sérénité bienveillante extraordinaires ; et Olivier Gourmet dans un rôle épisodique mais essentiel. Pour la deuxième fois, après Cécile de France, ils engagent dans le rôle principal une actrice confirmée et offrent à Marion Cotillard, en même temps qu’un personnage magnifique, la possibilité de se renouveler. L’actrice, amaigrie, la voix basse teintée d’un très léger accent belge, est sidérante et bouleversante. L’endormie du début va peu à peu se réveiller, se révéler. Voûtée et résignée, elle va redresser les épaules et relever la tête. Renfrognée, elle va retrouver le sourire. C’est peu et c’est énorme. Moins spectaculaire que la rage, plus humble que la révolte, le courage au quotidien, nous disent ces metteurs en scène brillants et humanistes, est la plus belle des vertus.