La Caméra d’Or à Cannes 2015 est un premier film colombien à la beauté douloureuse et sidérante. L’histoire d’une famille et d’un monde en train de disparaître. Un grand réalisateur est né.
C’est l’histoire d’un monde qui n’en finit pas de finir. Un monde où les petits, les obscurs, les sans-grade survivent comme ils peuvent, éternels esclaves des gros propriétaires de plantations de canne à sucre. Comme une enclave parmi les hautes tiges, émerge une petite maison blanche où vivent Alicia, son fils et sa belle fille, Gerardo et Esperanza, son petit-fils Manuel. C’est là qu’arrive, au tout début du film, un homme en chemise blanche et chapeau blanc. Dès le premier plan, on sait, on sent que cet homme qui marche sur cette route écrasée de chaleur, le long des champs, n’est pas un étranger : à la façon dont, entendant un camion arriver, il se retranche sur le bas-côté, tandis qu’un nuage de fumée grise envahit l’écran, on sait que cet homme est chez lui. Au plan suivant, il apporte la lumière dans l’encadrement de la porte ouverte par le petit garçon, qui demande : vous êtes mon grand-père ? Alfonso est revenu après une longue absence pour aider à soigner son fils malade des bronches à force de respirer les cendres des terres brûlées qui retombent en flocons noirs et enterrent tout sous leur manteau funeste.
Peu de mots, encore moins de gestes de tendresse dans cette famille qui s’est organisée à bas bruit et depuis une éternité autour de la chambre du gisant où, l’air ne devant pas pénétrer, la lumière jamais ne point. Et autour de l’absence de ce père parti en ville pour ne pas assister au naufrage de son univers. « Est-ce que ça valait le coup ? », lui demandera bien plus tard Alicia. La question n’est pas là. La question, c’est le choix, entre la certitude de mourir à petit feu sur sa terre ou de partir ailleurs, vers l’incertain. Alicia, elle, a choisi de rester, de garder « la terre » ; elle se mêle chaque jour avec sa belle-fille aux coupeurs de canne, qui finissent par se mettre en grève à force de ne pas être payés. La lutte n’est pas juste…
C’est ce que raconte ce premier long-métrage présenté à la Semaine de la Critique à Cannes 2015 et qui y a remporté la Caméra d’Or. Cesar Acevedo, aidé par son talentueux chef-opérateur Mateo Guzman, procède tout en plans-séquences caressants, en lents travellings amoureux. Car, si désespéré que soit le constat, dans chaque image de La Terre et l’Ombre, il y a de la vie. Cette vie qu’Alfonso a apportée avec lui et qu’il réinsuffle patiemment en chacun des fantômes qui errent dans la maison. Un cerf-volant jaune et rouge, des rires et une chanson, un cornet de glace que l’on protège de la poussière comme un trésor, des chants d’oiseau, un banc près d’un gros arbre solide… Il y a de la vie et elle résiste. À l’ombre, à toutes les ombres. À l’exploitation de l’homme par l’homme, aux conditions de travail désastreuses, à la mort qui plane, au manque d’argent, aux carapaces, au chagrin, à la peine.