En adaptant trois nouvelles d’Alice Munro, Almodóvar revient à ses plus beaux portraits de femmes et de mères. Ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, ce mélo où rôde la culpabilité et la mort est une ode à la passion et à la vie.
Julieta, blonde, épanouie, la cinquantaine superbe, va quitter Madrid pour le Portugal avec son compagnon, Lorenzo. Mais au détour d’une rue, elle rencontre une amie de sa fille Antia, qui dit l’avoir croisée il y a peu, avoir appris qu’elle avait trois enfants, constaté qu’elle allait bien… Julieta, sans nouvelles d’Antia depuis douze ans, est dévastée. Dans l’espoir fou que sa fille reprenne contact avec elle, elle s’installe dans l’immeuble où elles habitaient jadis et entreprend l’écriture d’une lettre la replongeant dans ses souvenirs et ses secrets…
Bien que fréquemment seul inventeur de ses histoires, ce n’est pas la première fois qu’Almodóvar adapte un roman (Ruth Rendell pour En chair et en os ; Thierry Jonquet pour La piel que habito). Ici, il s’attaque à trois belles nouvelles d’Alice Munro (prix Nobel de littérature) qui, sans appartenir au genre du polar, affirment un suspense psychologique tendu, traitant de personnages moins flamboyants (en apparence) que ceux auxquels le réalisateur espagnol nous avait habitués. « Merci de ne pas me laisser vieillir seule » : c’est en ces termes que Julieta exprime au tout début du film sa reconnaissance envers Lorenzo. Point de passion torride, nous sommes ici plutôt dans une relation raisonnée et paisible. C’est que Julieta est une rescapée de l’amour fou, dont la force ravageuse va se révéler dans un long flash-back.
Pedro Almodóvar s’approprie entièrement la matière littéraire, transporte l’action du Canada à l’Espagne et signe un film habité, qui porte sa patte et ses obsessions magnifiques : le destin tragique, la récurrence d’événements, le lien fort entre une mère et sa fille. Mais ici, le rapport est inversé, car cette héroïne est une mère chavirée par un drame dont elle ne parvient pas à se remettre : sa propre fille deviendra, par force, d’une certaine façon, sa mère… avant de partir pour se sauver elle-même. On est loin de Becky (Marisa Paredes), la splendide égocentrique de Talons aiguilles, loin de Manuela, l’inconsolable battante de Tout sur ma mère, loin de Raimunda (Penelope Cruz), la tigresse prête à tout pour défendre la chair de sa chair dans Volver.
Pour une fois, au lieu d’être relégués au rang de salopards ou de géniteurs d’un soir, les hommes sont bel et bien présents face à cette femme moins envahissante que de coutume, interprétée par une nouvelle venue dans l’univers d’Almodóvar, enfin deux : Adriana Ugarte est Julieta à 20 ans, Emma Suarez à 40 ans et plus. Xoan (Daniel Grao), le grand amour de Julieta est plus que tangible, et Lorenzo (Dario Grandinetti, Parle avec elle) nourrit pour elle des sentiments sincères et bouleversants.
À l’image du train qui donne à la première partie du flash-back une sorte de lenteur de rêve en travelling latéral, la mise en scène et le montage sont caressants, sans à-coups. L’image est d’une tonalité douce, peu d’aplats rouges (un mur chez Julieta), même si certains décors (et notamment un « papier peint envahissant ») font office de clin d’œil ; beaucoup de blancs, de jaunes, de bleus dans les paysages et les vêtements.
Julieta, professeur de grec, essaie d’expliquer, lors d’une très belle scène, la beauté surréelle de la déesse Athéna à ses jeunes étudiants, elle leur propose de visualiser un mélange de Kim Basinger et d’Angela Molina. C’est cela le vingtième long-métrage de Pedro Almodóvar : l’éternité des mythes d’hier, incarnés dans la modernité d’un récit aux charmes aussi tenaces qu’immuables.