Chaque film d’Apichatpong Weerasethakul est une expérience. Une invitation à l’ailleurs. Cemetery of Splendour, son septième long-métrage, éblouissant, ne déroge pas à la règle. Avec un atout supplémentaire, une note pop, colorée, qui emmène son film sur un territoire où la joie contamine la léthargie de ses soldats endormis.
Palme d’or 2010 avec Oncle Boonmee et Prix du jury 2004 avec Tropical Malady, LE cinéaste thaïlandais que le monde regarde a de nouveau foulé les marches de Cannes en mai dernier. Le titre, déjà. Il mêle les contradictions, le chaud et le froid, le terrible et le galvanisant. Cimetière et splendeur, tout comme la maladie se mêlait au tropical il y a onze ans. C’est sur ce territoire infini, sans frontières, de l’imaginaire, qu’Apichatpong Weerasethakul travaille le terreau fertile de son cinéma. Une immense aire de jeu où les limites ne sont que celles du cadre de l’objectif et de la durée du film fini. À l’intérieur de cet espace, tout est permis. Absolument tout.
Invoquer la magie et les rois par exemple. Comme dans cette histoire d’un hôpital de fortune qui investit les salles de classe d’une ancienne école, et dont on découvre qu’elle repose sur un ancien palais royal. Les soldats, frappés d’un sommeil inexpliqué, offriraient leur esprit aux monarques du passé, pouvant ainsi mener à bien leurs batailles. Mythologie, quand tu nous tiens… La pensée magique inonde cette plongée de deux heures au cœur de l’humain et du sacré.
Ésotérisme à hauteur humaine, car toujours guidée par des êtres de chair. Telle cette femme bouleversante, Jenjira, soudain dévouée à un soldat que personne ne visite, et prise d’affection pour ce corps abandonné, entre terre et ciel, éveil et coma.
Le cinéaste trouve aussi un écho particulier avec le personnage de la jeune médium qui entre en contact avec les militaires ensommeillés et joue le rôle de passeuse, de guide, de lien, de trait d’union entre le rêve et la réalité, l’ici et l’ailleurs, le concret et le fantasme. Rien de mieux que le cinéma, fait de lumière et de son, de corps et de langage, de récit et de montage, pour transcrire l’intangible. Weerashetakul croit ce qu’il filme. Son spectateur croit ce qu’il voit. Contrat euphorisant. Car le plaisir, quand il fonctionne comme avec ce voyage au bout du sommeil, est immense. Émouvant, hypnotisant.
Cemetery of Splendour se nourrit de ses touches de couleur, qui gagnent du terrain au fur et à mesure que son fil se déroule. Des néons verticaux aux nuances évolutives et au pouvoir enchanteur. Des décors, vêtements et accessoires qui égayent l’univers pourtant alangui de cette fresque sur l’entre-deux. Une ambiance pop qui détonne et dynamite le regard. On s’amuse aussi en observant ces êtres flottants et à la fois si investis dans leur mission. On fait l’expérience avec son propre corps de ce séjour au-delà du monde. Regarder un film, c’est aussi le vivre. Un morceau d’inédit qui ne ressemble à rien d’autre. À rien d’autre qu’au partage généreux auquel convie un magicien du Septième Art.