Même pas peur ! Le 3ème long-métrage de Céline Sciamma raconte le quotidien frondeur d’une bande de filles des quartiers. Qu’elle filme comme rarement, avec vigueur, bienveillance et beauté. Une oeuvre bancale, mais impressionnante. Tout autant que ses jeunes héroïnes.
La nuit. Une image floue qui s’affine dans la tension colorée d’un match de football américain. Des corps souples et massifs s’affrontent, au ralenti, sur une pelouse verte. Effet de groupe. Une tresse déborde d’un casque : où l’on découvre que ces joueurs sont des femmes. Des jeunes filles noires qui, au terme de cette rencontre exaltante, vont devoir rejoindre la pénombre nettement plus contraignante de leur cité de banlieue.
Quelle entrée en matière ! Vigoureuse et gracieuse, électrisée par la musique de Para One, DJ complice de Céline Sciamma depuis Naissance des pieuvres, en 2007 : on est soufflé. La première heure du troisième long-métrage de cette tonique réalisatrice est soufflante, de fait. D’étrangeté et d’intensité. De cohérence aussi.
Parce que ces nouvelles héroïnes concentrent tout ce qui l’a jusqu’alors inspirée : l’adolescence au féminin, le groupe et l’altérité. Et parce que son récit, bien que nourri par un terreau social, urbain, voire politique, n’hésite pas à se hisser vers le romanesque. Tellement juste, tellement rare : a-t-on déjà filmé ces petites meufs des quartiers avec une force aussi bienveillante ? Jamais. Jamais de façon exclusive (le film est interprété uniquement par des filles et des garçons noirs). Et jamais d’aussi près.
Bien sûr, l’histoire qui nous est contée est classique. Rien de nouveau sur leur vie quotidienne : la loi du mâle, l’impasse de l’école, la censure, les bagarres, tout y est. Mais la cinéaste (et scénariste) la dit comme personne. Au moins dans sa première partie : la plus confiante dans sa mise en scène et son énergie. Il n’est alors question que de mouvement et d’élan, dans le sillon de Marieme, 16 ans, qui rejoint sa petite bande tchatcheuse, vanneuse et poseuse, pour mieux s’émanciper de tous les interdits alentour !
Et l’on est totalement aimanté. Par la façon dont Céline Sciamma utilise l’espace (la géométrie déambulatoire des tours et parvis de La Défense ou de Bagnolet, le jeu des travellings et des ralentis qui les transforme). Par le magnétisme de ses plans sur les corps ébène de ses héroïnes. Par l’intensité des couleurs – un soutien-gorge rouge, une robe bleue, un bandana jaune – , qui expriment, bien mieux qu’une ligne de dialogue, leur désir de s’extraire d’un itinéraire gris et balisé. Ou, enfin, par la composition formidablement vivante, complice, inventive, de ses comédiennes. Singulièrement Karidja Touré (Marieme).
En guise d’acmé à ce premier volet : une séquence à la fois toute simple et inoubliable. Celle où l’on voit les quatre jeunes filles danser dans une chambre d’hôtel sur une chanson de Rihanna, Diamonds. Le plan est fixe, la lumière bleutée, le refrain emblématique (« I choose to be happy, You and I, You and I, We’re like diamonds in the sky… ») et la magie de l’instant saisissante. D’abord parce qu’alors les petites banlieusardes se sont transformées en stars, en déesses. Ensuite, parce que l’on sait, avant qu’elles ne le découvrent elles-mêmes, que toute bande, à un moment ou à un autre, se désunit. Ce bleu est donc aussi celui de la mélancolie.
En effet, Marieme va s’extraire de sa fine équipe peu après. Passant de ce groupe à un autre pour finalement choisir d’être seule, histoire d’accomplir son destin. C’est alors, hélas, que le spectateur s’extrait lui aussi du récit, brusquement bancal ; l’itinéraire de la jeune amazone paraissant bien convenu dans cette deuxième partie. D’une mise en scène inspirée, l’on est passé à un scénario démonstratif, engoncé dans un carcan de fondus au noir comme autant d’entames de nouveaux chapitres (après l’oppression du grand frère, celui du trafiquant-protecteur ; après la découverte de la sensualité, celui du repli et l’obligation de se masculiniser, etc.).
Heureusement, il y a le dernier plan. On y voit Marieme, de profil, s’arracher littéralement du cadre. Fièrement. On comprend ainsi, sans mot dire, qu’elle choisit d’aller vers la liberté et la vie. Du pur cinéma. Vigoureux et gracieux, oui, vraiment.
Par Ariane Allard