La force de Jia Zhang-ke investit les écrans depuis bientôt vingt ans. Son nouvel opus, en compétition à Cannes en mai dernier, parle de la destinée, du désir, du déchirement, de la séparation, de l’acceptation. Avec toujours sa femme et muse Zhao Tao, mais aussi les Pet Shop Boys et des raviolis.
Ce n’est qu’au bout de trois quarts d’heure que le titre du film s’inscrit sur l’écran. Au-delà des montagnes. Mountains May Depart en anglais. Au moment où le récit va faire un bon en avant de quinze ans, et passer de 1999 à 2014. Le nouveau maître du cinéma d’auteur chinois construit son film sur trois moments, étalés sur un quart de siècle, jusqu’en 2025. Vingt-cinq ans dans la vie de trois personnages, une fille et deux garçons : Tao, Zhang et Lianzi. Avant que le fils des deux premiers, Daole dit « Dollar », ne prenne le relais. Un romanesque assumé, allié à une sécheresse d’effets, car le lyrisme du cinéaste est avant tout intérieur et réside dans le placement des êtres dans le cadre, l’espace, le temps.
C’est l’histoire banale de deux mecs qui aiment la même fille, et du choix que celle-ci doit faire. Ici, c’est le plus riche et le promis à un avenir confortable qu’elle épouse et avec qui elle a un enfant. Le plus pauvre s’en va, après que le premier l’a viré de la mine qu’il vient d’acheter.
Une parabole forte sur la mondialisation et sur la montée en puissance chinoise avec le nouveau millénaire. Les êtres de chair et de sang, d’ombres et de lumières, incarnent l’humanité prise dans l’étau de ces nouvelles contradictions. Avec une vision sans fard sur l’héritage laissé aux générations futures, quand la course au gain et à la technologie prend le pas sur la transmission.
Loin d’opter pour le cynisme et la froideur, Zhang-ke traite de front les trajets existentiels de ses personnages, et les filme à hauteur humaine, malgré les drames, les tragédies et les coups du destin qu’il leur choisit. Il injecte aussi de la vivacité via la couleur. Tao traverse le récit en manteaux rouges. De celui de femme du peuple du début, modeste, à celui de femme d’affaires de la suite, plus voyant. De l’ailleurs comme terrain de tous les possibles, avec d’un côté une terre promise, l’Australie, de l’autre le tube Go West des Pet Shop Boys, que l’héroïne danse en chorégraphie de groupe en ouverture, avant de la redanser, seule, sous la neige, pour la scène ultime, avant les retrouvailles annoncées.
Il est dit dans le film que « tôt ou tard, il faut se séparer ». Mais tout n’est pas amer. Car le présent en marche, via la jeunesse, peut troubler la donne et refuser la mécanique. C’est ce qu’impulse Zhang-ke avec le personnage de l’héritier au surnom fardeau, « Dollar », qui va enfin aller visiter sa maison originelle. Ce home sweet home, où il est possible de revenir, de manger des raviolis, que Tao cuisine toujours, et d’écouter une vieille chanson d’amour, quelles que soient les vicissitudes de la vie. Rester debout. Si proche, si loin. Au soleil ou sous les flocons. Avec ou sans argent. Au-delà des montagnes, il y a la résistance. Et l’espoir.