Lyrique et conceptuel, Steve McQueen plonge au cœur des mécanismes de l’asservissement humain. Dans 12 Years a Slave, terrifiant et bouleversant.
Des prisonniers politiques de l’IRA dans une infecte prison en 1981. Un homme dépendant de ses pulsions sexuelles dans le New York gris et froid contemporain. Et aujourd’hui, l’esclavage dans l’Amérique ségrégationniste des années 1840. Trois univers incontestablement différents que pourtant Steve McQueen, ex-star britannique de l’art contemporain passé avec brio à la réalisation, arpente avec la même rigueur, la même ténacité à essayer de comprendre et de mettre en images les mécanismes les plus profonds qui peuvent conduire à l’asservissement de l’homme.
Car, comme dans Hunger et Shame, ce sont encore une fois les mêmes questionnements qui habitent 12 Years a Slave : comment un homme en arrive-t-il à s’annihiler lui-même ? Que peut-il accepter de perdre ? Qu’est-ce qui résiste, une fois l’homme enchaîné ? Et surtout, comment peut-il espérer rester humain ? Au travers des différentes étapes de ce destin monstrueux et véridique – celui de Solomon Northup, Afro-américain né libre, mais kidnappé et vendu à divers propriétaires terriens en Louisiane durant 12 ans -, les questions assaillent, violentes et froides, tandis que McQueen observe avec une précision glaçante le fonctionnement implacable d’un système inique.
C’est d’ailleurs probablement ce qui trouble le plus dans cet antidote tétanisant qu’offre ce troisième film de Steve McQueen à la rage accusatrice d’un Spike Lee ou au délire vengeur d’un Tarantino. Le calme de la mise en scène qu’il organise face à l’horreur de l’esclavage qu’il dépeint. Sa tranquille indolence déploie les immenses profondeurs de champs des bayous dans d’étouffants plans-séquences et creuse la cruauté au rythme d’ellipses saisissantes. Sa progression implacable vers la noirceur la plus abyssale agit physiquement sur son spectateur et le laisse effaré, vidé, bouleversé, l’estomac retourné, le cerveau stimulé.
Cérébral et lyrique à la fois, distancié et concret, 12 Years a Slave n’en reste pas moins douloureusement humain. Le regard refusant de se baisser du comédien Chiwetel Ejiofor, malgré les épreuves de plus en plus violentes, malgré les coups, malgré l’horreur devenant quotidienne. La folie destructrice de Michael Fassbender (que personne n’a jamais su mieux filmer), le fouet à la main, secondé par un Paul Dano encore plus vicieux que lui. La lâcheté deBenedict Cumberbatch, offrant son maigre sourire de dominant gêné comme piètre consolation. L’humanisme discret de Brad Pitt qui viendra, le temps d’une discussion, panser fugitivement une plaie béante. Plus que des rôles, les acteurs sont plutôt ici convoqués à interpréter des valeurs, éthiques et morales, sans que pourtant pas unmoment de leur présence à l’écran ne paraisse désincarné. Car, tout réflexif qu’il soit, Steve McQueen n’oublie jamais que l’essentiel d’un geste de cinéma digne de ce nom est aussi de savoir repérer la grandeur et la noblesse d’une voix humaine, s’élevant au milieu des champs de coton, comme une des dernières claques que l’homme peut envoyer au visage de l’ignominie. Grand film.