Il est des histoires qui traversent les siècles sans prendre de rides, sans même perdre l’intérêt du public et des artistes… La Belle et la Bête est de celles-là. Le chemin était pourtant long entre sa première écriture en 1740 par Madame Barbot de Villeneuve et la nouvelle version, très hollywoodienne et à l’ambition internationale, que livre aujourd’hui Christophe Gans. Entre les deux, Madame Le Prince de Beaumont s’est attelée à une version plus « simple » en 1756, d’entières générations ont chanté les mélodies des studios Disney en 1991, et beaucoup ont apprécié la version onirique de Cocteau portée par Jean Marais. Et la version 2014 alors, que vaut-elle ? Toutes les louanges, ou presque.
D’abord, parce que Christophe Gans est revenu aux sources, à l’écrit initial de deux femmes d’une histoire transgressive : celle d’une Belle qui va finir par aimer une Bête. Un conte qu’il qualifie de « sensuel » plus qu’il n’est « sombre », un conte dont il connaît la popularité. Et de façon très fine, il a intégré ce côté « culture commune » de l’histoire originelle : « Il fallait prendre les gens par la main, les embarquer dans une histoire que tout le monde connaît, mais y ajouter des surprises, des variations », dit-il.
Loin de vouloir « relire » le conte à une quelconque « sauce », il se coltine donc les règles du genre, magie, doubles sens et humour, avec un bonheur qu’il ne cache pas. Et si son approche peut paraître un rien didactique, quand il utilise, par exemple, le biais d’un livre qu’on ouvre et lit pour démarrer sa narration, il en découle pour le spectateur un vrai plaisir de se retrouver en terrain familier.
Son histoire creuse en réalité la culpabilité de la Bête, souvent à peine effleurée, le pourquoi de sa malédiction. Il fait de ce Prince transformé le premier personnage, Belle devenant alors « notre » présence à l’image. C’est avec ses yeux que le château prend forme, à travers ce qu’elle capte que nous découvrons son maître bestial.
Une entrée habile, surtout que Christophe Gans n’a pas oublié de faire de sa Belle une jeune fille de caractère, qui n’a rien de l’oie blanche que les contes de fées maltraitent souvent. Sous les traits de Léa Seydoux, Belle devient une demoiselle volontaire, qui n’a pas l’intention de se laisser faire malgré son bon cœur.
Et pourtant, elle aura du mal à résister… Qui n’en aurait pas en ayant face à soi une Bête sous les traits de Vincent Cassel ? Une évidence de casting que Christophe Gans explique sans détour : « pour interpréter ce prince un peu Barbe Bleue qui tue sa femme, s’oppose aux forces de la nature, reste trois siècles sous l’apparence d’une bête et a un rapport de domination avec une jeune femme qui finit par développer un syndrome de Stockholm avec lui… Il n’y avait que Vincent Cassel, il est unique. »
Et ce n’est pas ici qu’on le contredira. L’acteur, qui jouait sous ses propres traits et sur le visage duquel les effets spéciaux post-tournage sont venus appliquer le masque de la Bête, laisse transpirer à chaque regard et à chaque mouvement une animalité sans bornes. Il apporte à son Prince sa sensibilité et son physique, félin et inquiétant à la fois. Une « physicalité » que lui a demandée le réalisateur, pour faire vivre au mieux cette Bête qui fait vaciller la virginale Belle, jusqu’à, littéralement, briser la glace entre eux.
Un couple dont les tourments et les errances sont aussi symboliques que symbolisées ? Nous voilà bien dans un univers de conte de fées, quand l’environnement des héros se fait parfois enchanteur mais reste définitivement enchanté.
Et le château de la Bête version Gans ne fait, encore une fois, pas exception. Véritable bulle hors du temps, le domaine dans lequel la Belle se retrouve prisonnière se révèle à la fois charmeur et dangereux, à l’image de l’inquiétant maître des lieux. Le château, envahi par une Nature qui y a repris ses droits est, bien sûr, une roseraie. Quel symbole plus parfait d’un amour sublime et piquant ? Certes, l’invention n’est pas de Christophe Gans, la rose était déjà présente dans le conte de Madame de Barbot de Villeneuve, mais l’esthétique que le réalisateur en tire, elle, est assez unique. Entre le gothique, l’onirique et… le mignon. Il a par exemple ajouté à son château des Tadums, petits êtres droit tirés d’un Miyazaki, entre les noiraudes de Totoro et les kodama de Mononoké.
On notera d’ailleurs que, comme le créateur des studios Ghibli, Christophe Gans se sert de son conte pour entrer en résonance avec la société actuelle et tirer des leçons sur la façon dont l’Homme, dans sa folie des grandeurs, perd son contact avec la Nature, au point de se mettre gravement en danger. Jusqu’à ce que, bien sûr, surgisse l’amour d’une femme.
Parce qu’au-delà des analyses, au-delà des résonances, au-delà des décorticages critiques, si l’on aime La Belle et la Bête, c’est qu’il s’agit d’un film qui assume sans ambages sa beauté, celle de ses acteurs, et son romantisme. Le film est épique, opératique et souvent « too much », sans pour autant nous emplir de guimauve.
Il est simple, dès lors, de se laisser aller à aimer ce qui se joue sous nos yeux, de se laisser porter par cette histoire qu’on connaît pourtant par cœur, plaisir non coupable d’un retour en enfance mâtiné d’un romantisme auquel on croyait ne plus croire.