Trois couples déboussolés, un trublion qu’on ne verra jamais, des décors en carton et papier peint, une campagne anglaise suggérée : Aimer, boire et chanter, 19e et dernier film d’Alain Resnais, est un hymne à la vie et à la créativité, saisissant d’intelligence, d’espièglerie et de générosité.
George est malade. George va mourir. Lorsque son cercle amical apprend cette nouvelle, le chaos se met en branle : sa femme (Sandrine Kiberlain), qui vient de le quitter pour un homme moins difficile à vivre (André Dussollier), son meilleur ami et sa compagne (Michel Vuillermoz et Caroline Silhol), son amante d’autrefois et son époux médecin (Sabine Azéma et Hippolyte Girardot) se retrouvent en état de choc. L’idée leur vient de proposer à George de rejoindre la distribution de la pièce amateur qu’ils s’apprêtent à répéter et dont un rôle vient de se libérer. Cette proximité retrouvée fera tourner les têtes de ces dames, tandis que ces messieurs perdront, à leur façon, le contrôle de la situation. On imagine aisément le rire mutin et l’œil malicieux d’Alain Resnais à la découverte de la pièce d’Alan Ayckbourn (auteur dramatique anglais prolixe, dont il adapta aussi Intimate Exchanges avec Smoking / No Smoking et Intimate Fears in Private Places avec Cœurs). Life of Riley devient ici Aimer, boire et chanter qui emprunte son titre à une valse de Johann Strauss (arrangée par Lucien Boyer en 1934) : « Sachons aimer, boire et chanter. C’est notre raison d’exister. Il faut, dans la vie, un grain de folie. Heureux celui qui, chaque jour, se grise de vin et d’amour, et par une chanson, de sa joie emplit la maison… ». Joyeuse invitation! Dans ce film, pas un plan, pas une idée ne négligent l’existence du spectateur et ne doutent de son pouvoir d’imagination. Une règle du jeu doit être admise avant d’investir le terrain : faisons, ensemble, semblant d’y croire, jouant sérieusement, comme font les enfants.
Car, si l’on ne voit jamais ce fameux George en chair et en os, la présence de celui qui fait tourner les têtes et frétiller les corps se fait nettement sentir (le film étant tout entier tapissé de désir et allusions sexuelles, énoncées ou dissimulées…) ! C’est la part fascinante de cette œuvre : tout ce qui la compose se fait le miroir de nos projections intimes. Se joue, dès lors, dans l’obscurité de la salle, entre le spectateur et l’écran, la valse des fantasmes/fantômes orchestrée par le plus farceur des cinéastes. Il y a de la prestidigitation dans cette orchestration, de l’amusement contagieux à faire se rencontrer – l’air de rien – le suranné et le contemporain, le visible et l’invisible, le vivant et l’inanimé, le littéral et le suggéré, l’élégance et le trivial. Et, comme tout bon illusionniste amoureux de sur-réalisme, celui qui débuta sa carrière de cinéma au poste de monteur nous maintient en éveil, alertes et surpris, par d’inventives ruptures de tons, de rythmes et d’échelles de plans : on passe là de travellings sur les routes sinueuses et bien réelles de la campagne anglaise, à des plans fixes dans des jardins en carton-pâte stylisés par Jacques Saulnier, aux dessins de Blutch figurant les habitations. Ces plans s’entrechoquent, font des étincelles. Au cœur de ces lumineux interstices, une taupe manufacturée surgit sans coup férir et provoque nos éclats de rire, cousins de ceux des gamins face au guignol jouant à fond la carte de l’apparition-disparition.
Et dans ce petit monde détraqué où les horloges sont de papier, mais font tic tac pour de vrai, les corps et visages des comédiens irradient de vitalité. Qu’il les aime, ses acteurs ! Qu’ils sont investis, présents, drôles et bouleversants ! Tout cela est joyeux et spirituel, jusque dans le point d’orgue, pourtant troublant au regard du récent décès d’Alain Resnais. La mort et la jeunesse se côtoient (comme à la fin de son précédent film, Vous n’avez encore rien vu, où surgissait, façon lézard, la brune et juvénile Vimala Pons, à l’heure où sonne le glas). Et dans une envolée musicale, pleine d’énergie et d’enthousiasme, alors que les personnages quittent la scène dans l’harmonie retrouvée, le générique final fait dérouler les noms de celles et ceux qui furent de la fête, invités par le poète. Celui qui crée, qui insuffle l’inspiration. L’éternel enchanteur.