Mon oncle

Fil rouge

ROUGE

C’est la première image, le premier élément, le premier mot qui me vient en tête quand je pense à Mon oncle. Le rouge éclatant de l’affiche du film signée Pierre Étaix. La silhouette graphique, stylisée de Monsieur Hulot, son imper, son chapeau, sa pipe et son parapluie. Celle de son neveu Gérard, affublé de sa casquette et de son cartable. À côté d’eux, un p’tit clebs des rues. De ceux qui courent le pavé, et qui traversent comme Hulot la frontière entre les deux mondes, ancien et moderne, fantaisiste et ordonné. Mon oncle m’enthousiasme chaque fois que j’y pense, et s’il débarque dans une discussion, je demande illico à mon interlocuteur/trice s’il l’a vu. Comme une bonne petite madeleine proustienne. Comme un espace-temps de plaisir. Comme un lieu dans lequel je me sens bien et où je veux que ceux que j’aime se sentent bien aussi.

Parce que cette aventure rétro reste un condensé de kif. L’humour d’abord. Humaniste, bienveillant, communicatif. Tati croque ses personnages et ses situations avec un trait précis, tendre et ironique. Hulot est un grand dadais toujours décalé dans la modernité où la technologie règne. Sa sœur et son beau-frère, les Arpel, sont deux accros au confort, au paraître et à la mécanique quotidienne des ronronnantes années cinquante, en pleines Trente Glorieuses. La célibataire qu’ils essaient de refourguer à ce solitaire endurci de Hulot reste une création tordante de bourgeoisie snobinarde. Summum de drôlerie quand les rouages huilés partent en vrille, de la fontaine au jet d’eau capricieux du jardin Arpel, à l’usine du beau-frère qui déraille lorsque Hulot crée malgré lui un chapelet de saucisses en plastique au lieu du tube linéaire, fierté de l’industrie triomphante.

Le ravissement esthétique ensuite, avec ce soin au cordeau apporté à la forme, en accord avec l’action, qui titille l’œil et l’oreille. Mise en scène, cadres, éclairages, décors, couleurs, costumes, accessoires, montage, sons et bruitages, tout est limpide. Un univers pensé au millimètre et pourtant généreux. Et tout sauf asphyxiant. Car le cinéaste sait insuffler de la vie sur son terrain de jeu, et laisser de la place au spectateur. La place d’être témoin, d’être complice, d’être partie prenante de ces parties de cache-cache nocturne, d’école buissonnière, d’os dans la moulinette, d’insolence innocente. C’est tout ça, Mon oncle, l’intelligence au premier degré assumé, allié à un regard perçant sur le monde.

Et puis le film comme couloir temporel. Car il réunit des générations de spectateurs. Sorti en 1958, confrontant une certaine idée d’une « vieille France » à la modernité en marche, il résiste avec vitalité au passage du temps. Car libéré du souci du réalisme et des afféteries rigides de l’époque. Mon oncle est ailleurs. Sur une planète unique, celle du cinéma de Tati. Qui me relie soudain, quand je m’arrête sur l’année de sa présentation, à mon origine, mes parents, mariés en 1958, et à mon grand-père, en complet et casquette, qui me tenait volontiers la main quand j’étais gosse, pour me la broyer et me faire plier de rire. Comme Hulot, taiseux mais complice avec son junior.