Les Ailes du Désir

Funambules

À chaque fois, c’est pareil. Dès les premières images, ma gorge se noue. Submergée par les émotions, je me laisse aller à une sensation de flottement, d’apesanteur. Cette apesanteur qui est peut-être bien la seule chose que ressentent les anges de Wim Wenders. Peu de films me font autant pleurer que Les Ailes du désir. Alors, comment en suis-je donc venue à considérer que ce film est une consolation, et plus même, me rend heureuse ?

Il y a dans cette histoire de l’ange Damiel qui veut devenir humain pour connaître l’amour, la temporalité, la matérialité, quelque chose qui résonne si fortement en moi que je me sens connectée à une vérité tant poétique que métaphysique. À un flux qui relierait ce qu’il y a avant la vie à ce qui vient après. À l’enfance aussi, magnifiquement mise en lumière par le poème de Peter Handke qui rythme le film.

Lorsque l’enfant était enfant,
ce fut le temps des questions suivantes : 

Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? 

Pourquoi suis-je ici et pourquoi… pas là ? 

Quand commence le temps et où finit l’espace ? 

La vie sous le soleil n’est-elle pas qu’un rêve ?

Le récit, presque tout en voix off, est vecteur à la fois d’une joie et d’une tristesse immense. Sur les images de Berlin, cette ville du passé et du présent que j’aime tant, on entend les pensées de tous les individus que les anges gardiens accompagnent. Souvent je me suis demandé : les pensées qui s’égarent, où vont-elles ? Il est rassurant d’imaginer qu’elles sont entendues, recueillies par ces « témoins du spirituel chez les gens », comme l’exprime Damiel.

Je me reconnais dans les paroles de Marion, la trapéziste française dont il tombe amoureux : « Berlin. Ici je suis étrangère et pourtant tout semble si familier. » Wim Wenders a su capter la puissance qui se dégage du paysage urbain avec ses blessures et cicatrices d’après-guerre, symbolisées avant tout par le no man’s land de Potsdamer Platz. C’est là que le petit cirque itinérant s’est installé et que Marion, funambule, vole entre ciel et terre.

La force de ce conte allégorique sur la beauté de l’existence et le désir de ressentir provient de l’absence totale de formule dramaturgique. Aucune référence, aucun modèle n’existe pour cette œuvre unique, hymne à l’instant présent : « Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire : maintenant et non plus à jamais ». Pour Damiel, il suffit de prendre la décision de quitter son statut céleste et instantanément ses pas laissent des empreintes dans la zone interdite. Marion, elle, l’attend déjà. Ensemble, ils écriront une nouvelle histoire, une « histoire de géants ».

Pendant qu’il écrivait le film, Wenders lisait Rilke, dont le travail lyrique est profondément influencé par la figure de l’Ange. S’il y a une explication au pouvoir cathartique des Ailes du désir, à cette émotion à la fois belle et terrible qui me traverse, c’est peut-être dans La Première Élégie de Duino qu’il faut la chercher. « Car le beau n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons, et nous ne l’admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire. »