Dans le questionnaire que publiait chaque mercredi Libération et qui interrogeait une personnalité du cinéma, je répondais à la demande de Didier Péron « Dans quel film aimeriez-vous vivre ? » par Haute pègre de Ernst Lubitsch. La semaine précédente, Isabelle Huppert avait choisi Psychose. À chacun son moment de bonheur…
De ce film du début du parlant (1932), le cinéaste disait : « Du point de vue du style pur, je pense n’avoir rien fait de mieux ou d’aussi bien que Trouble in Paradise » (littéralement « Des ennuis au paradis »). Vivre à Venise et à Paris, entouré de deux belles femmes, l’une dynamique et espiègle (Miriam Hopkins), l’autre langoureuse et sensuelle (Kay Francis), être un voleur professionnel à la recherche du plaisir dans un monde sophistiqué est en effet d’un irrésistible attrait.
Vivre dans ce film, oui, mais aussi vivre le film, ce qui est la fonction première du spectateur. Truffaut l’a déjà dit : résumer un film de Lubitsch est une tâche impossible, tant la complexité des intrigues, le caractère oblique de leur présentation, le nombre des ellipses et des allusions découragent l’analyse du récit. Ce qui compte, c’est la façon de raconter dont nous jouissons en regardant le film. Autrement dit : le style, ce qu’on appelle la « Lubitsch touch », et il est d’ailleurs le seul metteur en scène dont on ait parlé ainsi, même si tous les grands réalisateurs, de Scorsese à Fellini, de Kubrick à Dreyer, ont eux aussi leur style.
Par Michel Ciment
Haute pègre est une comédie de mœurs, une histoire d’amour triangulaire avec deux voleurs de la haute société : Gaston Monescu (« L’homme qui est entré dans la banque de Constantinople et en est ressorti avec la banque de Constantinople ») et Lily, la femme pickpocket dont il tombe amoureux dans la Cité des Doges avant de rencontrer, à Paris, Madame Collet, la riche héritière d’une entreprise de parfumerie qui séduit Gaston et introduit le désordre dans son couple. Voilà le premier ennui dans le Paradis. Le second est le contexte de la Grande Dépression, « cette époque où nous vivons », répété six fois dans le dialogue.
On a souvent écrit que Lubitsch avait découvert le monde de la politique au début des années 1940 avec ces deux géniales satires du communisme et du nazisme que sont Ninotchka et To Be or Not to Be. Mais dix ans plus tôt, c’est la plus grande crise économique que le monde ait connue qui est évoquée dans Haute pègre, où la pourriture se cache derrière la surface brillante de la société huppée. D’ailleurs, le premier plan du film montre une gondole remplie d’ordures, une manière insolite d’introduire Venise ! L’argent et l’amour, le vol et le sexe sont inextricablement mêlés dans ce film où le style est roi. Par l’utilisation des objets, portes, boutons, portefeuilles, chapeaux, sacs, etc. Par la suggestion : l’écriteau « Ne pas déranger » à la porte de la chambre où Gaston et Lily vont vivre leur première nuit d’amour, le cendrier en forme de gondole qui permet au pitoyable soupirant Filiba (Edward Everett Horton) de se souvenir que Gaston l’a dépouillé de son argent à Venise, la scène finale où Gaston – métaphore grivoise – bourre des billets de banque dans le sac ouvert de Lily.
Haute pègre, dont le Hays Code – l’organisme de censure – interdit la ressortie en 1935 et qui ne sera guère visible jusqu’en 1968, est un éloge de l’anarchisme, où la belle vie est celle des criminels, plein de charme et de risques, plutôt que la fade existence des puissants hypocrites et des escrocs institutionnels du monde des affaires. Le film nous rappelle aussi que la comédie boudée par les festivals et les honneurs officiels (Lubitsch ne reçut jamais d’Oscar, ne fut jamais primé) est le genre le plus difficile à réussir. La caméra évite les exercices voyants tant appréciés de la critique, le cinéaste se concentre sur le rythme, les comédiens, la vivacité des dialogues qui fait partie intégrante de la mise en scène. C’est en cela que Lubitsch fut un maître.