Parce que la salle obscure reste le lieu idéal et sacré pour découvrir des œuvres cinématographiques, les BandapArtistes clament leur amour de ces indispensables espaces de vie sociale – à travers des récits d’anecdotes et de souvenirs -, en attendant leur prochaine réouverture, le 22 juin.
Je n’ai aucun souvenir de ma première séance de cinéma, mais la légende familiale raconte que, à l’âge de trois ans, ma mère et mon arrière-grand-mère m’ont accompagnée voir Dumbo de Disney au cinéma de la place Denis-Dussoubs à Limoges (l’actuel Grand Écran) et que j’ai passé la séance à quadriller l’espace, à l’image de l’éléphant volant ; incontrôlable, déchaînée, mais en joie.
Par la suite, l’âge de raison venu, j’ai eu la chance d’être emmenée très souvent au cinéma par mon père. Dans notre famille cinéphile, il y avait même quelque chose de cultuel dans la démarche. Tant et si bien que le plaisir d’aller voir un film sur grand écran prenait sa source bien avant la séance. Ce parcours était scandé d’étapes. La première étant l’attente du bus n°7 qui nous menait de notre quartier périphérique au centre-ville de Strasbourg, où se situait l’ensemble des cinémas dans les années 1980-1990. Je peux encore réactiver en moi l’énergie associée à la vue du « 7 » à l’horizon, au moment précis où la mise au point oculaire se faisait. Car ce bus orangé n’était pas seulement le trait d’union magique qui allait nous permettre de faire la translation géographique de notre domicile au cinéma, c’était aussi l’espace où se préparait la séance. Un espace d’écoute. Mon père étant professeur à l’université, spécialiste de civilisation et de cinéma américains, ma sœur et moi étions ainsi nourries d’informations et d’outils pour une meilleure compréhension de l’œuvre que nous nous apprêtions à découvrir ensemble.
Je ne sais pourquoi, tandis que mes souvenirs de salles sont légion (et je mesure ma chance…), les plus saillants à l’heure où j’écris ces lignes restent associés à de l’indiscipline, voire à des sacrilèges. Après la séance de Lawrence d’Arabie, découvert lors d’une reprise au cinéma strasbourgeois Le Club – salle qui appartenait à Louis Malle, aujourd’hui fermée -, je me suis fait gronder, car j’ai imité la démarche du chameau en chantant à tue-tête le thème du film signé Maurice Jarre en passant devant l’écran pour quitter la salle. À l’issue d’Où est la maison de mon ami ? d’Abbas Kiarostami, nous avons répété en boucle, avec ma sœur, un dialogue du film en farsi qui avait marqué notre oreille. Nous nous tordions de rire dans le métro parisien et notre père, doux comme un agneau, a fini par trouver navrant et pénible que ce soit la seule chose que nous ayons retenue de ce film sublime et nous a sommées de nous taire.
Je me souviens aussi qu’en débattant avec lui d’un film sur le chemin du retour, il m’a fait découvrir La Lettre volée d’Edgar Poe et que j’étais en transe en l’écoutant, au point de rater une marche en sortant du bus n°7.
Et puisque cette chronique prend un tournant burlesque, surgit à ma mémoire le jour où, au beau milieu de la salle Lumière du Festival de Cannes, en 2008, j’ai tourné de l’œil face à la séquence de la ponction lombaire d’Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin. Par chance, mon père était à mes côtés et c’est sur lui que j’ai atterri.
Mon papa, point de départ et point d’appui de mon rapport au cinéma et aux hauts lieux qui le déploient.