Parce que la salle obscure reste le lieu idéal et sacré pour découvrir des œuvres cinématographiques, les BandapArtistes clament leur amour de ces indispensables espaces de vie sociale – à travers des récits d’anecdotes et de souvenirs -, en attendant leur prochaine réouverture, le 22 juin.
Un géant entre dans la salle. Un géant à ce qu’il me semble.
À l’instant où j’écris ce souvenir, je mesure mon ignorance : mais quelle est sa taille réelle ?
Je vérifie : 1,80 m.
Oui, Jean Marais était grand.
À l’instant où je le vois, sa haute silhouette entre dans la nuit finissante de la projection d’un film de Jean Cocteau en noir et blanc. Il avance à pas discrets, et prend place : une ombre majestueuse à la chevelure d’argent vient de s’asseoir devant moi.
J’ai 20 ans et il suffirait à ma jeunesse de tendre le bras pour mettre ma main sur son épaule.
J’ai 20 ans et je suis au cinéma avec Jean Marais.
J’ai 20 ans et Lyon est ma ville.
Quel étrange tour me joue ce souvenir, à la fois fort et flou ! Jean Marais est là, mais je ne sais plus dire quel film de Cocteau est projeté ce jour-là au Cinéma Opéra. Ma mémoire est injuste avec l’homme à la signature d’étoile, parce que je ne sais plus dire le film que je suis alors en train de voir.
Je me souviens d’avoir vu La Belle et la Bête (1946) et je me souviens aussi d’avoir vu Le Testament d’Orphée (1960). Ce jour-là, était-ce l’un, ou était-ce l’autre ? Et en quelle année sommes-nous exactement, sinon avec certitude dans la célébration du centenaire de la naissance de Cocteau, né en 1889, une célébration qui a joué à saute-mouton avec l’année 1989 et l’année 1990 ?
J’ai 20 ans et je suis dans un cinéma à Lyon. Dans quelques mois, j’aurai quitté la ville et je n’y habiterai plus jamais.
Le jour où vient Jean Marais, le Cinéma Opéra organise un cycle Cocteau. Le gérant du cinéma dans ces années-là s’appelle Georges Rey, cinéaste expérimental.
Tous les cinéphiles lyonnais fréquentent le Cinéma Opéra. Ce petit cinéma, logé dans une rue étirée le long des flancs de l’Hôtel de Ville de Lyon, entre les Terreaux et l’Opéra, dans le 1er arrondissement, existe depuis 1918. Il vient de la grande époque des cinémas monosalles. Avec sa salle unique, une centaine de fauteuils, il est classé Art et Essai.
Le Cinéma Opéra s’appelle Cinéma Opéra depuis 1975. Il s’est successivement appelé L’Odéon, le Normandy, puis CNP Opéra, avant de devenir Cinéma Opéra. Il a eu plusieurs vies, spécialisé dans les films érotiques dans les années 1960, reclassé Art et Essai en 1971, déclassé X de 1975 à 1980, puis re-reclassé Art et Essai en 1983.
CNP Opéra ? Au début des années 1970, il a connu l’une des grandes aventures de l’histoire culturelle en France : le CNP. CNP ! Ces trois lettres de l’histoire de la cinéphilie lyonnaise sont majeures : le Cinéma national populaire, créé en 1968, est l’œuvre de Roger Gilbert et de Roger Planchon. Directeur du Théâtre de la cité de Villeurbanne, devenu en 1972 le Théâtre national populaire, Planchon a appliqué au cinéma l’élan de démocratisation culturelle. Il ouvre dans la région lyonnaise des salles pour promouvoir le cinéma de création, le cinéma d’auteur, avec le projet de le rendre accessible au plus grand nombre. Populaire donc.
Les CNP ont connu une histoire mouvementée, avec des hauts, des bas, une exploitation hasardeuse, des conflits, des fermetures et des réouvertures. Depuis un peu plus de cinq ans, les CNP de Lyon sont dans le giron de l’Institut Lumière. La société « Cinémas Lumière », présidée par Thierry Frémaux, a repris l’exploitation des CNP lyonnais, qui ne sont plus que trois : les CNP Odéon, Bellecour et Terreaux.
Le Cinéma Opéra est un survivant. Il a failli mourir. Placé en redressement judiciaire, il a déposé le bilan avant sa reprise en 2000 par Frédéric Lefort et sa société Cinérhone.
Le Cinéma Opéra est l’une des salles où se posent chaque année les spectateurs du Festival Lumière. Savent-ils que le fantôme de Jean Marais y entre à pas discrets et s’y assied ?