« La télévision est un cinéma où l’on peut aller en restant chez soi… », chantonne Michèle Mercier alias Clarisse, dans Tirez sur le pianiste de Truffaut, avant de se glisser complètement nue au côté de Charles Aznavour déjà au lit. Illico, celui-ci cache ses seins que l’on ne saurait voir sous une couverture en disant : « Au cinéma, c’est comme ça et pas autrement ! ». N’empêche que la chansonnette de la donzelle nous ramène à nos tristes réalités : si plats, si grands que soient nos écrans de salon, Play it again, Germaine, rester chez soi c’est ne pas aller au cinéma. 175 jours plus tard, l’antienne est toujours la même.
« Am I Blue ? » C’est cette question qui, me turlupinant, m’emmena vers la chanson éponyme version Hoagy Carmichael, et un retour aux sources de ma cinéphilie forgée sur le petit écran, entre autres grâce au Ciné-Club de Patrick Brion. (Qu’il en soit ici des milliards de fois chaleureusement remercié.) Le Port de l’angoisse d’Howard Hawks, merveille d’entre les merveilles, vu et revu et puis revu encore. En grand, en petit, en tout ou en partie. Pour le contexte quasi simultané de la Seconde Guerre mondiale (le film fut tourné entre février et mars 1944) à la Martinique avec ses flics vichystes et ses résistants. Pour l’histoire d’un Américain, capitaine de navire, qui ne se mêle de rien jusqu’au moment où il finit par s’énerver. Pour les échos à Casablanca de Michael Curtiz, qui rendent ce film à la fois familier et toujours surprenant. Pour le lien indéfectible entre cet homme, Harry, et son vieux compagnon alcoolique, Eddie, que Walter Brennan endosse avec une bonhomie fragile, le corps tremblotant et la voix éraillée (« Was you ever bit by a dead bee? / Est-ce qu’une abeille morte vous a déjà piqué ?»). Pour les ritournelles interprétées avec malice au piano par Hoagy Charmichael, Hong Kong Blues, How Little We Know, et Am I Blue, bien sûr…
Et puis pour le couple Bacall/Bogart, authentiquement amoureux, qui fait vibrer chaque plan, chaque réplique (souvent improvisée) de cet unique frisson d’unisson et de réciprocité vrais. Il l’appelle Slim, elle lui donne du Steve ; lorsqu’elle l’embrasse, c’est pour voir si ça lui plaît à elle. Elle récidive et constate : « C’est encore mieux quand vous participez ! ». Elle est forte et irrésistible. Il n’a qu’à la siffler, dit-elle, alors que c’est elle qui mène la danse. Elle ne le quitte pas de son œil de velours et lui, regard épaté en coin, la couve tandis que son sourire s’agrandit, s’agrandit. Jusqu’à ce final réjouissant, sautillant, où chaque déhanchement, chaque œillade compte. Et où le rire, le nôtre, jaillit irrépressiblement.