Cent jours. Cent jours sans cinéma en salle, sans visite au musée, sans pièce de théâtre en live. Cent jours sans. Pourtant, rien de ce qui est « non essentiel » ne nous est étranger. Comme le vent dans les branches des arbres, la rosée du matin, les oiseaux qui chantent même en ville et ce rayon de soleil qui vous tape dans l’œil au détour d’une rue, le réel de l’art nous manque.
Je me souviens d’un petit tableau à la National Gallery de Londres, un profil de femme. J’ai oublié le nom du peintre, mais je sais exactement où il se trouve dans le dédale des salles, parce que j’y suis retournée souvent. Un jour, il y a une dizaine d’années, dans le recoin de la salle où je me dirigeais pour saluer mon amie de profil dans son joli cadre ouvragé, j’ai vu un couple. Un jeune homme, une jeune femme. De profil aussi, avec la dame blonde bien au milieu. Un plan de cinéma. Sa main à lui était tendue vers elle, elle était rouge écarlate. J’ai vu une demande en mariage. Je me suis esquivée, pour ne pas déranger. J’y suis retournée une ou deux fois, le tableau m’intéressait moins que l’idée que peut-être ces deux-là seraient là aussi, avec un enfant et quelques cheveux blancs, avec dans l’œil la lumière de leur amour, né devant ce tableau, peut-être ?
Je me souviens d’un fou rire d’Anouk Grinberg dans On purge bébé mis en scène par Didier Bezace, à la Maison de la Culture d’Amiens ; elle essayait de s’arroser avec son verre d’eau pour cesser et elle riait de plus belle, ses partenaires l’ont rejointe en s’esclaffant, la salle à son tour fut prise de convulsions gondolantes. Et tous les spectateurs se sont mis à applaudir. Les comédiens ont quitté la scène. Dans cet intervalle, on se regardait entre nous, les yeux remplis de larmes de joie, hochant la tête, encore tout secoués de rires. La troupe est revenue, la pièce a repris. À la fin, nous étions tous debout.
Je me souviens de L’Incompris de Luigi Comencini (1968), vu à l’UGC de Lille lors d’une reprise, en 1978. À cette époque, c’était « cinéma permanent », on pouvait rentrer au milieu d’un film et reprendre au début. Pas très orthodoxe, mais seul moyen pour voir trois films en un mercredi après-midi pour la lycéenne que j’étais. Donc, je prends le film au milieu, je pleure toutes les larmes de mon corps à la fin. Je file aux toilettes les yeux rouges, le nez encombré. Là, deux jeunes femmes extirpent des mouchoirs en papier d’un paquet serré, la première m’en tend un : « Je sens que vous avez une urgence ! » On rit, on pleure, on ne sait plus. « Oh là là, dit la seconde. Il y a longtemps que je n’ai pas pleuré comme ça au cinéma. Je vais avoir du mal à m’en remettre ! » Et moi : « Ben, si vous saviez : j’y retourne ! » En fait, j’ai revu le film en entier, je n’ai pas eu le cœur de sortir, j’ai raté la séance suivante. J’ai repris le train pour rentrer dans ma campagne. Quand je revois L’Incompris, sur un écran plus petit, dans mon salon, je pleure aussi. C’est le même film. Mais le mouchoir que je me tends à moi-même n’est pas tout à fait de la même étoffe.