Trois acteurs dans la mafia
Il y a trois héros dans The Irishman de Martin Scorsese. Trois hommes de la mafia : respectivement Frank Sheeran, Jimmy Hoffa, Russell Bufalino. Soit un homme de main, un syndicaliste sulfureux, un parrain du nord-est de la Pennsylvanie. Il y a trois noms : Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci. Trois spécialistes du film de gangsters, héros d’une culture populaire fascinée par le crime.
Robert de Niro est Frank Sheeran
Sans lui, il n’y aurait pas eu d’Irlandais. C’est lui qui a mis entre les mains de Martin Scorsese I Heard You Paint Houses, le bouquin sur l’histoire vraie du syndicaliste mafieux Frank Sheeran, publié en 2005 par Charles Brandt, qui était son avocat. Sheeran, surnom « the Irishman », a revendiqué l’assassinat d’un autre leader syndical, Jimmy Hoffa, en 1975.
Bob De Niro, c’est l’acteur fétiche. Un bail qu’il bosse avec Martin Scorsese. Entre eux, tout a commencé dans les années 1970, avec Mean Streets : il y était Johnny Boy, un jeune homme qui tentait de se faire sa place au soleil de Little Italy. La mafia, déjà. Ensemble, après, ils ont tourné Taxi Driver, New York, New York, Raging Bull, La Valse des pantins, Les Affranchis, Les Nerfs à vifs et Casino.
De Niro est né en 1943, dans une famille d’immigrés italo-irlandais, a grandi dans le quartier de Little Italy. Le rôle de l’Irlandais était fait pour lui.
De Niro jeune n’avait évidemment pas besoin du de-aging, ce lifting numérique qui le déride dans The Irishman. Parce que The Irishman marche ainsi : la narration repose sur la confession de son passé, que le film reconstitue. Ainsi s’ouvre et se clôt The Irishman, récit hanté : Sheeran est au soir de sa vie. Le vieil homme fatigué est dans un hospice pour vieux, la caméra avance vers lui, il est en fauteuil roulant. Il raconte, avec adresse à la caméra. Pour revenir au flash-back, puisque Scorsese ne cherche pas des acteurs jeunes pour doubler ses acteurs septuagénaires, il a donc fallu rajeunir le visage des acteurs par ordinateur. L’effet spécial de cette jouvence numérique se voit : il fait encore un drôle d’effet, sur un corps, lui, qui fait son âge. La technologie sans doute se perfectionnera, comme quand le latex vieillissait mal et grossièrement les acteurs.
Sheeran est un homme de main sans états d’âme. De sang-froid. De Niro joue ça très bien : il est idéal sans affect, opaque, mutique. Un bloc. Scorsese le montre aussi comme un homme comme un autre, avec sa femme et ses gosses, sa fille en particulier, qui reconnaît, avec clairvoyance et dès l’enfance, en son père un homme violent. La mafia est un clan, la famille une valeur.
Souvent, les hommes meurent de mort violente dans les films de gangsters. Ils ont vite fait d’être dessoudés. Pas Sheeran, mort de vieillesse, en 2003. L’Irlandais est un survivant. Le vieil homme narrateur fait de The Irishman un film sépulcral.
Il n’est pas sûr que Sheeran ait vraiment liquidé Jimmy Hoffa, dont la disparition est l’un des célèbres cold cases américain, une affaire criminelle non résolue. Il y a de sérieux doutes là-dessus. La crédibilité de ses aveux est mise en doute par des agents du FBI, des procureurs, des journalistes, des gangsters de Philly. Mais The Irishman n’a pas de place pour cette vérité qui dérange : la confession est centrale dans le film.
Al Pacino est Jimmy Hoffa
Frank Sheeran s’accuse de la mort de Jimmy Hoffa. Il se donne le beau rôle. Un journaliste du Slate américain qui a enquêté assure qu’il n’aurait pourtant jamais tué, même une mouche, que les seules choses qu’il ait jamais tuées étaient d’innombrables pichets de vin rouge.
The Irishman est une fiction historique, mettant en scène des personnages réels. Comme dans Once Upon a Time… in Hollywood, le cinéma a tout pouvoir et toute liberté pour être démiurge : le cinéma a sa propre vérité. Dans une interview à Entertainment Weekly, Martin Scorsese a revendiqué sa licence et affirmé de pas se soucier vraiment « de la vérité sur ce qui était arrivé à Hoffa ». The Irishman ou Il était une fois… en Amérique, ou Il était une fois… dans la mafia.
Qui était Jimmy Hoffa ? Un célèbre dirigeant syndical de Détroit, qui a passé quatre ans en prison pour des faits (fraude, corruption) commis quand il était à la tête du plus grand syndicat américain, la Fraternité internationale des Teamsters, qu’il a présidée entre 1957 et 1971, dont il a démissionné pour pouvoir sortir de prison, négociant une grâce avec le président Richard Nixon. Avec lui, le syndicat avait rassemblé plus de 2,3 millions d’adhérents.
Jimmy Hoffa a disparu le 30 juillet 1975 et son corps n’a jamais été retrouvé. Il a été déclaré légalement mort en 1982.
Qui a tué Jimmy Hoffa ? Frank Sheeran, dit le scénario de cinéma. Donc De Niro. De Niro a tué Al Pacino qui joue Jimmy Hoffa. Al Pacino et De Niro ont déjà joué ensemble dans trois films : Le Parrain II (1974) – sans y avoir aucune scène commune, Heat (1995) et La Loi et l’ordre (2008).
Qui a tué Al Pacino ? Pour leur première collaboration, Martin Scorsese lui donne la place du mort. La vie a tendance à être courte dans les films de mafia, mais le cinéaste laisse le temps à son acteur d’exister à l’écran. Si ça se trouve, c’est aussi pour ça que The Irishman dure aussi longtemps. Trois heures trente, la fresque mafieuse est vaste, ça laisse de la partition aux acteurs. Ils ont du champ, ils sont dans le champ. Ils ont leur heure de gloire dans ce récit qui plonge dans l’histoire politique et syndicale des États-Unis, ses liens avec le crime organisé. Des images d’archives entrent dans le récit. Il y a Nixon, il y a les Kennedy.
C’est la première fois qu’Al Pacino joue pour Scorsese. Et pourtant, c’était évident, avec tout ce que sa filmographie doit au film de gangsters : Le Parrain, Scarface, L’Impasse, Un après-midi de chien…
Al Pacino est un Jimmy Hoffa affable, bavard. Al Pacino est impeccable, même si, parfois, il n’est pas loin du cabotinage. Jimmy Hoffa est un syndicaliste très politique, très en verve. Le rôle de Jimmy Hoffa est un rôle de paroles, un rôle du verbe. Hoffa ressemble à son acteur : charisme et classe.
Joe Pesci est Russell Bufalino
Quand Frank Sheeran raconte, il commence par lui : Russell Bufalino. Les deux hommes se sont rencontrés en 1950, au bord d’une route, dans un relais routier à Endicott, État de New York. C’était un jour de panne pour Sheeran, qui transportait à l’époque des carcasses de viande, Bufalino lui avait prêté des outils. Plus tard, il lui a offert un job et Bufalino a changé la vie de Sheeran : c’est lui qui l’a introduit au sein de la grande famille du crime à Philadelphie.
The Irishman accomplit ce miracle, d’avoir fait revenir au cinéma l’immense Joe Pesci, étonnant interprète de Russell Bufalino, parrain presque nonchalant, calme en toutes circonstances, élégant, gentleman, d’une certaine douceur. Ça nous change de l’acteur dans des rôles précédents : on l’a connu plus violent, dans Raging Bull par exemple.
Bufalino avait un surnom lui aussi : « The quiet Don ». Le parrain tranquille. Il savait être discret, il œuvrait de manière souterraine, mais il régnait en maître, impérial, dans la mafia américaine. Il était né en Sicile, et ses parents avaient émigré en 1903 à New York, quand il n’était encore qu’un enfant. Le seigneur du crime était né pauvre, avant de rencontrer la gloire avec le monde criminel auquel l’avait introduit un gangster impitoyable, nommé Joseph Barbara.
Russell Bufalino a été un homme puissant. Bufalino régnait non seulement sur la pègre de Pennsylvanie, mais aussi à New York. Ce parrain roué, silencieux, calculateur, sûr de lui, ne vacillait jamais, ne doutait jamais. À son apogée, il « travaillait » avec le plus important fournisseur d’armes du gouvernement américain et entretenait des liens étroits avec le Congrès américain.
Joe Pesci a longuement hésité avant de sortir de sa retraite et dire oui à Marty et Bob pour tourner The Irishman. On ne l’avait plus vu depuis 2010 dans Love Ranch de Taylor Hackford. L’acteur s’était fait rare puisque avant ça, il n’était apparu que dans Raisons d’Etat de De Niro, en 2007.
Franck Sheeran tenait Russell Bufalino en si haute estime, qu’il le plaçait au-dessus même d’Al Capone. Il le tenait pour l’un des plus grands parrains. Peut-être même le plus grand. C’est exactement ce que l’on pense de Joe Pesci : il est l’un des plus grands acteurs de Hollywood et son retour au cinéma chez Scorsese est un bonheur.