Le jazz d'À bout de souffle
Le jazz d’À bout de souffle : contribution musicale à une modernité cinématographique.
Ce premier long-métrage de Jean-Luc Godard basé sur un scénario de François Truffaut contribue au lancement de la Nouvelle Vague, de manière encore plus radicale et frondeuse que Les 400 coups ou Hiroshima mon amour sortis quelques mois plus tôt. Par sa façon de dynamiter les règles établies dans le cinéma français, le jeune critique crée le manifeste d’un mouvement mondial. Bien que l’histoire soit convenue, mêlant intrigue policière et romance (un voyou – Jean-Paul Belmondo, dont c’était le premier grand rôle – est détruit par l’amour qu’il porte à une jeune Américaine – Jean Seberg), c’est sa forme qui révolutionne le 7e art. Son montage heurté, ses acteurs en roue libre (du moins en apparence), les mouvements de caméra, les dialogues provocateurs, tout dans ce film respirait à l’époque une nouveauté cinématographique. Et la musique contribue à cette énergie juvénile, au perpétuel mouvement, avec le style jazz qui contient tout ce qui caractérise ce cinéma de liberté : changements de rythme, ruptures, discontinuité, spontanéité… de véritables convergences esthétiques apparaissent entre ce style musical et la mise en scène de Godard.
Dans la continuité de John Cassavetes (Shadows avec Charlie Mingus en 1959) et Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud avec une semi-improvisation de Miles Davis la même année), Godard fait appel à un musicien de jazz, le pianiste Martial Solal. Il lui a été présenté par Jean-Pierre Melville (qui fait d’ailleurs un caméo dans le film), lui-même venait de faire appel au musicien pour Deux hommes dans Manhattan (et le retrouverait sur Léon Morin, prêtre). C’est une fois le film entièrement monté (comme pour Miles Davis avec Louis Malle) que le pianiste a livré sa musique, regardant deux ou trois fois les images, en pleine liberté (avec une totale carte blanche). Mais le cinéaste ne refera jamais appel à lui, se tournant ensuite vers Michel Legrand (Une femme est une femme), Georges Delerue (Le Mépris), Paul Misraki (Alphaville), Antoine Duhamel (Pierrot le fou), d‘immenses collaborations en seulement six années d’une période fulgurante (entre 1961 et 1967).
La musique de cette pièce matricielle demeure inégalée par sa puissance, ses ponctuations convulsives, ses phrases musicales entêtantes, soutenant les nombreuses digressions et sorties de route du cinéaste, qui s’éloigne de sa trame romantico-policière pour proposer un documentaire sur Paris (filmé au gré des errances du couple en voiture) autant qu’une déclaration d’amour au cinéma américain, incarné par le choix de Jean Seberg, actrice révélée trois ans plus tôt par Otto Preminger. C’est d’ailleurs ce cinéaste américain qui fut l’un des premiers (avec Elia Kazan – Un tramway nommé Désir en 1951 et Alex North) à inviter le jazz au cinéma (L’Homme au bras d’or en 1955 avec Elmer Bernstein).
Malgré tout, Martial Solal s’éloigne par instants du jazz pur pour épouser les circonstances du récit, des situations, des sentiments, avec l’approche classique des reprises de thèmes : celui du générique joué au piano seul, celui de la romance avec des cordes, et un motif de cinq notes avec piano, cuivres et des timbales pour l’inquiétude du personnage central. Il livre ainsi avant tout une musique de film dans le registre dramaturgique qui la caractérise généralement, qui inscrit une identité forte et contribue pour beaucoup à son statut d’œuvre culte.