6h59, le journaliste ouvre un œil, et l’application du festival de Cannes pour obtenir ses billets d’accès aux films projetés dans quatre jours. Étonnez vous, après ça, qu’on soit déjà déboussolé.
C’est un premier film. Féminin, troublant, émouvant. Son accueil a été plus que chaleureux, mercredi 15 mai, lors de sa présentation en compétition dans le Grand Auditorium lumière. Diamant brut d’Agathe Riedinger est beau et fragile, et on espère que l’écrin cannois ne va pas le ternir.
C’est le portrait de Liane, dix-neuf ans, physique de bimbo, yeux rivés sur son portable, qui rêve d’entrer au casting de « Miracle Island », une émission de téléréalité. On rencontre de près cette jeune femme qui, comme ses semblables (bouche en canard, poitrine refaite, extensions dans les cheveux, strass partout), nous est une énigme totale. Un de mes camarades de projection (que j’ai immédiatement traité de tous les noms d’oiseaux à ma disposition… et il y en a !) l’a ipso facto rebaptisée « la cagole de Fréjus ». Eh oui, effectivement, il y a souvent des jugements rapides sur ces jeunes femmes. D’ailleurs, dès la scène d’ouverture, un type la toise et la moque avant de la traiter de « sale pute » et de fuir comme un lâche. Ce qu’Agathe Riedinger parvient à faire ici tient à la fois du réel et du cinéma. Caméra portée, très gros plans sur le visage et le corps de Liane : on entre dans sa tête et on la comprend. Soif d’amour… Mais « Tout le monde veut être aimé, non ? » répond-t-elle à son interlocutrice lors de l’audition pour la téléréalité (trouvaille de n’en faire qu’une voix, plus intrusive et désagréable que mille plans d’une personne en train de jauger un « produit »). Soif d’argent … Sa mère ne paie pas le loyer et bientôt Liane et sa petite sœur seront à la rue. Besoin impérieux d’être quelqu’un, mais les commentaires pathétiques de ses followers ne semblent jamais (et pour cause) tout à fait suffisants… Poudre aux yeux, miroir aux alouettes, souffrances masquées sous une cuirasse de volonté et de courage, Malou Khebizi est Liane, de tout son cœur, de tout son corps.
Passons très vite sur l’autre long métrage en compétition, La Jeune Femme à l’aiguille de Magnus Horn, portrait de femme encore, au pluriel d’ailleurs, puisqu’elles sont deux dans ce film d’époque, situé dans l’immédiat après-guerre 1914-18, au Danemark. Visages superposés en noir et blanc et qui deviennent monstres ouvrent ce film poseur, chichiteux et balourd, pour dire la laideur du monde, sa veulerie et son sadisme. L’accumulation du sordide dans cette histoire – vraie, apprend-t-on au générique final – contribue très vite à désamorcer tout propos. Et à nous faire penser sérieusement que le réalisateur et les sélectionneurs nous en veulent à nous personnellement.
On est bien peu de chose. Certaines robes créent le buzz sur tapis rouge. Hier mercredi 15 mai, lors de la montée des marches de Furiosa : une saga Mad Max de George Miller, présenté hors compétition, Miss Univers 2016 portait une robe noire ornée d’une immense et englobante sculpture dorée entre barbelés et palme d’or. À la manière de Gaston Lagaffe allant au bal masqué (Ohé ! Ohé !) déguisé en chevalier ou en fusée se demandant : « Mais… Si on danse ? », la question sur toutes les lèvres étaient : « Mais… si elle s’assied ? ». Ainsi va la vie à Cannes, on ne s’assied pas forcément dans une salle de cinéma quand on a monté les marches. Ou alors on s’assied dans la salle d’à côté.
Ainsi Judith Godrèche, je le jure, n’a pas vu le cinquième opus de la série Mad Max (mais prequel du précédent, Fury Road) alors qu’en haut des marches elle a posé avec toute son équipe, les deux mains en croix sur la bouche. Judith Godrèche était assise deux rangs devant moi (devinez quel film je n’ai pas vu non plus faute de ce don d’ubiquité jamais accordé par les instances concernées) dans la salle Debussy pour l’ouverture de la sélection Un Certain Regard. Elle n’a pas prononcé un mot, à part quelques merci silencieux. Son court-métrage de dix-sept minutes, Moi aussi, y était projeté. 17 minutes pour dire, en chorégraphie et en musique, la fin du silence, la sororité. Après sa prise de parole en février dernier, Judith Godrèche a créé une adresse mail proposant aux victimes de dire « moi aussi » ; en quinze jours elle avait reçu plus de 5000 témoignages. Mille personnes, parmi celles qui lui ont répondu, l’ont rejointes pour une journée dans une avenue parisienne où Judith Godrèche les a filmées, tandis que Tess Barthélémy, sa fille, déjà présente dans sa série Icon of The French Cinema, danse parmi elles et fait le lien, et que des témoignages en voix off égrènent la litanie terrible des « J’avais onze ans », « C’était un bon ami de mon père », « Je n’ai rien dit ». Ce qui émerge de ce court métrage généreux, c’est une émotion forte. Et la certitude que la solitude n’est plus de mise pour celles et ceux qui ont parlé, parlent ou vont parler.
Et le film d’ouverture de Rúnar Rúnarsson, présenté à Un Certain Regard : When the Light Breaks ? Porté par des gens très jeunes, il parle d’amour, d’art et de mort. Très joliment filmé, de couchers de soleil, en cafés sombres et immeubles vitrés, le film a du charme, mais génère curieusement peu de sentiments. Finalement, vous savez quoi ? Après une bonne grosse journée cannoise en forme de grand huit, ça repose.