Et le 8e jour, le festivalier se dit que plus de la moitié du chemin était faite. Et il vit que cela était bon.
Tout se mélange et c’est bien normal. Certains dorment au cinéma (même sous la torture, aucun nom ne sera ici révélé !) et vont à l’heure de Morphée rejoindre de lointaines villas fleurant bon le mimosa, le laurier et le réséda pour y danser la carioca, tout enveloppés de vapeurs d’alcool. À l’opposé, les obsessionnels annoncent fièrement sept films par jour, mais gigotent sur leur fauteuil jusqu’au moment (espéré par les spectateurs assis juste derrière) où l’immobilité et le sommeil les prennent. La technique consistant à ménager sa monture pour festivaler loin (disons : jusqu’au 27 mai), vaut ce qu’elle vaut, mais elle a fait ses preuves. En parlant de rangs, je me souviens d’Uma Thurman, présidente du jury Un Certain Regard en 2017. Elle avait exigé que soient gardés vacants les rangs devant et derrière celui où elle s’asseyait. Félicitons John C. Reilly, président du même jury (composé d’Alice Winocour, Émilie Dequenne, Paula Beer et Davy Chou) de ne pas avoir cédé à cette tentation. Ce qui a permis à quelques chanceux dont je suis d’entendre l’acteur américain entonner hier Le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, qui accompagne les montées des marches et le pré-générique de tous les films présentés en Sélection officielle. Façon Sergio Leone, Wouin-Wouin-Wouin WOUIN, mais à bas bruit, cela a mis en joie les oreilles traînant alentour.
Tout se mélange, puisque les films sont parfois plus longs que nos nuits et que, dans ceux présentés au Festival, des références nous entraînent vers d’autres hits cannois d’antan… Lancinante et porteuse d’une certaine angoisse, la musique de May December de Todd Haynes (compétition) en évoque une autre, furieusement cinématographique. C’est celle, signée Michel Legrand, du Messager de Joseph Losey, Palme d’or 1971. Mais l’étrangeté vient du fait que pour le public français, il y a une double référence, car cette BO a aussi servi de générique à l’émission de télévision Faites entrer l’accusé dédiée aux affaires criminelles. Or ici, c’est bien de ça qu’il s’agit, d’un matériau pour émissions voyeuses et tabloïds voraces, sur lequel une actrice célèbre (surtout pour une pub, semble-t-il) enquête en vue d’un film d’auteur. C’est l’histoire d’une femme mûre ayant fait de la prison pour détournement de mineur et aujourd’hui mariée avec le jeune homme de vingt-deux ans son cadet avec lequel elle a eu trois enfants. Vérité, mensonge, société du spectacle, déni : ce film dense et plus retors qu’il n’y paraît a de plus l’immense avantage de mettre face à face Julianne Moore et Natalie Portman, qu’on verrait bien en double prix d’interprétation pas volé.
Les râleurs n’ont qu’à bien se tenir, le retard des séances est désormais du domaine du passé, le ciel est bleu, et les films sont d’une qualité impressionnante. Autre carambolage, dans Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki, en compétition, les deux protagonistes vont au cinéma voir The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch, film de zombies qui fit l’ouverture du Festival en 2019. Le dialogue qui s’ensuit entre deux vieux spectateurs est délicieux, proféré le plus sérieusement du monde :
« Étonnant, dit le premier, ça m’a fait penser à Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson. – Moi, dit le second, je dirais plutôt Bande à part de Godard. » Humour pince-sans-rire, force des faibles, chansons désespérées, plus la guerre en Ukraine omniprésente via les postes de radio : tout Kaurismäki (La Fille aux allumettes, Au loin s’en vont les nuages) est là. La rencontre entre Ansa, caissière, et Holappa, ouvrier alcoolique (Alma Pöysti et Jussi Vatanen), tous deux malmenés par un système scélérat, est notre phare, notre espoir. Amoureux du cinéma, le réalisateur finlandais multiplie les références d’Ozu à Chaplin et des affiches colorées viennent enluminer de souvenirs cinéphiliques ce beau grand film mélancolique.
Tandis que Lily-Rose Depp et The Weeknd (chanteur canadien ultracélèbre) mettaient le feu au tapis rouge (c’est une image) pour la présentation de The Idol, série dont nous n’avons rien vu, car le don d’ubiquité nous a inopinément été refusé, un autre film sélectionné à Cannes Première enflammait les cœurs des spectateurs de la salle Debussy. Fermer les yeux de Victor Erice est un événement. Je me souviens du Songe de la lumière, en compétition en 1992, ou comment saisir par la peinture l’essence d’un fruit mûr caressé par le soleil. Et qui a vu L’Esprit de la ruche, son premier long-métrage (1973), n’a jamais oublié les yeux d’Ana Torrent, merveilleuse petite fille frappée par la vision de Frankenstein et dont l’imaginaire se balade ensuite entre frayeur et émerveillement. On la retrouva toujours bouleversante dans Cria cuervos de Carlos Saura (1976). Cinquante ans plus tard, le réalisateur espagnol la fait tourner à nouveau dans cette œuvre protéiforme et lui redonne son prénom : Ana. Fille d’un homme absent, secrètement blessée, mais debout, elle est magnifique. Et une fois de plus, Erice se pose la question du pouvoir du cinéma. Julio, un acteur disparu en 1990, a emporté avec lui l’espoir que le film de son ami Miguel Garay, en train de se tourner, aboutisse. Vingt-deux ans plus tard, en 2012, une émission d’enquête sollicite Miguel, devenu traducteur, pour exhumer ce mystère. Quête désespérée de la magie du cinéma et regard implacable sur la façon dont, parfois, il empêche la vraie vie de s’infiltrer dans le peu d’espace qu’on lui laisse, Fermer les yeux est étonnant, foisonnant, troublant. Un peu long peut-être, mais tellement plein de toutes les impossibilités traversées par ce cinéaste rare, Victor Erice, 82 ans et tant de choses à nous montrer. Il signe ici son quatrième long en un demi-siècle.