Quel jour sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi tant de films ? Parce qu’ils sont bons, madame.
Je me souviens de Martin Scorsese recevant un prix de la mise en scène pour After Hours en 1986. Il n’était pas là. Moi si ! Ce n’est pas une figure de style, ni de rhétorique. J’y étais. Et son acteur, Griffin Dunne, a récupéré le diplôme enrubanné de rouge. Trente-sept ans déjà. Palme d’or 1976 pour Taxi Driver, Martin Scorsese est de retour au Festival de Cannes, après avoir présidé le jury en 1998.
Je n’y étais pas (car le film était projeté à la presse au même moment dans une autre salle), mais il y a fort à parier que la présentation hors compétition dans le Grand Auditorium Lumière de Killers of the Flower Moon restera dans les annales du Festival. Leonardo DiCaprio + Robert De Niro + Martin Scorsese sur le tapis rouge = liesse, ferveur, folie. Mais il y a plus, il y a la présence massive des acteurs natifs américains, en haut des marches. Lily Gladstone, Tantoo Cardinal, Tatanka Meals…
Killers of the Flower Moon rend justice à la nation Osage, ces hommes et ces femmes méthodiquement assassinés dans l’Oklahoma, au début des années 1920, par des Blancs cupides désireux de leur voler les richesses issues de l’exploitation pétrolière. On peut gloser, se poser des questions sur l’interprétation mâchoires serrées de DiCaprio et De Niro, sur les redondances, la longueur du film, etc…. et nous le ferons lors de la sortie le 18 octobre. Mais le sujet enfin dévoilé de ce massacre à bas bruit, le traitement glaçant, drôle aussi souvent à notre corps défendant, dit la banalité du mal. D’une façon renouvelée, dans un pamphlet déguisé en western et en film populaire. C’est suffisamment important pour dire que oui, à plusieurs égards, le vingt-sixième opus de Scorsese est un grand film. Ajoutons que Lily Gladstone, ici lumineuse figure de proue de tout un peuple saccagé, est bouleversante.
Il y a donc toujours plus de monstres dans les films de cette 76e édition du festival. Et Henri VIII, ce Barbe Bleue de l’Histoire d’Angleterre, est de ceux-là dans Firebrand du Brésilien Karim Aïnouz (La Vie invisible d’Euridice Gusmao, 2019), présenté en compétition. Interprété par un Jude Law totalement méconnaissable sous la barbe et la bedaine, il fait face à des femmes, sa dernière épouse Catherine (Alicia Vikander), ses filles, sa cour dans les derniers mois de sa vie. Centrée sur ce gynécée autour du monstre, cette nouvelle version, façon conte cruel, d’une histoire déjà beaucoup investie par le cinéma et les séries, est de belle tenue sans être inoubliable.
Même si elles sont parfois monstrueuses, heureusement, il y a les mères, personnages très présents dans les films toutes sections confondues. Retenons trois premiers longs, concourant, donc, pour la Caméra d’or, dont le jury est présidé cette année par Anaïs Demoustier (Gloria Mundi, Les Amours d’Anaïs).
Dans Si seulement je pouvais hiberner de la réalisatrice mongole Zoljargal Purevvdash, la mère, dépassée, laisse ses enfants trouver de quoi survivre (charbon, nourriture) dans une yourte glacée par les vents. Dans In Flames, premier long du Pakistanais Zarrar Kahn à la frontière des genres et qui verse dans le fantastique, la mère infatigable s’échine à sauver sa fille d’une malédiction et de secrets enfouis. Et puis, il y a Le Ravissement de Iris Kältenbäck. Et cette jeune femme, , maïeuticienne de son métier, dont la meilleure (et la seule) amie accouche d’une petite fille, et qui, abandonnée par les hommes de sa vie, se prend soudain pour une mère elle-même. Interprétée avec une fougue délicate dont elle a le secret par Hafsia Herzi, actrice (et réalisatrice) qui ne cesse de nous étonner, Lydia est un remarquable personnage, ni ange ni monstre, dans un très beau film. Qui dit toutes nos ambivalences et nos erreurs. Et la façon, parfois, dont le bonheur des autres, même si on les aime follement, fait résonner le vide en nous. Je ne voudrais pas avoir l’air d’influencer le jury (d’autant que tous les premiers films n’ont pas encore été projetés), mais c’est incontestablement la Caméra d’or. Et hop.