L’étrangeté déjà nous assaille. Sont-ce les films ? La météo ? L’âge du capitaine ? On ne sait pas trop.
Que fait donc cette jeune femme en robe dorée ultra-courte, mais avec méga-écharpe assortie dans une ruelle vide, parallèle à la Croisette ? Elle marche sur de très hauts talons, se retourne, revient sur ses pas… Ah, d’accord : une autre jeune femme la filme. Grâce à deux téléphones côte à côte. Deux téléphones ? Trois jours de festival et, déjà, je vois double ? En même temps, j’en jurerais, il n’y a qu’une jeune femme en robe dorée ultra-courte, mais avec méga-écharpe assortie…
Master class Pedro Almodovar et présentation de son court-métrage truffé de stars ; conversation avec Michael Douglas, Wim Wenders en 3D… Les événements et les films se bousculent. Malgré une « édition 2023 resserrée » annoncée, il est clair que ce sont surtout les créneaux qui sont resserrés, pour faire rentrer toute la programmation au chausse- pied. Mais imaginer faire sortir mille personnes par deux escaliers en cinq minutes, ce n’est vraiment pas raisonnable ! Le Règne animal de Thomas Cailley présenté en ouverture de la sélection officielle Un Certain Regard (désormais compétitive, comme sa grande sœur la Compétition, le jury de cette année étant présidé par John C. Reilly) est une folie de fable. Comme dans Les Combattants, comédie romantique en mode film de survie et premier long présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2014, comme dans sa série Ad Vitam (2022) racontant un monde où la mort a été vaincue, Thomas Cailley évoque nos peurs au regard des catastrophes annoncées et transformations futures. Sans discours asséné sur l’écologie, il tresse un conte familial à travers l’histoire d’une soudaine maladie frappant le genre humain : une mutation bestiale et ses conséquences. C’est spectaculaire (le personnage de l’homme-oiseau interprété par Tom Mercier est halllucinant), souvent drôle, mais aussi inquiétant. Et le duo père-fils Romain Duris/Paul Kircher (déjà très remarqué dans Le Lycéen, et définitivement grand comédien) est impeccable.
Autres « monstres » supposés ou réels, l’enseignant et les élèves de CM2 du film de Hirokazu Kore-Eda, Monster, qui lance le top départ de la compétition. Ils ont tous des visages d’ange, mais le récit en trois points de vue déroule une étonnante partition sur un monde enseignant en panique, les préjugés, le vrai et le faux, ce qu’on voit, ce qu’on ne veut pas voir, ce qu’on croit voir. Mise en scène délicate et interprétation magnifique, avec mention spéciale aux deux jeunes acteurs Soya Kurokawa et Hiiragi Hinata et à l’actrice incarnant la mère du premier : Ando Sakura. Lumineuse présence, dont les larmes de rage contenue sont des diamants bruts au cœur d’un récit chahutant nos repères, nos sens et nos sentiments.
Hier fut la journée incontestable des mères avec deux autres actrices inouïes : Aissatou Diallo Sagna dans Le Retour de la Française Catherine Corsini (Compétition) et Mouna Hawa dans Inchallah un fils, premier long-métrage du jeune Jordanien Amjad Al Rasheed (Semaine de la Critique).
Aissatou Diallo Sagna, révélation absolue du précédent film de Corsini présenté à Cannes en 2021, La Fracture, joue ici une femme qui s’est enfuie de Corse avec ses deux petites filles et y revient quinze ans plus tard, flanquée de deux grandes gigues de 15 et 18 ans (épatantes Esther Gohourou et Suzy Bemba). Précédé d’une aura de scandale suite à des accusations, depuis réfutées et qui ne sont pas entre nos mains, constatons que Le Retour ne présente aucune scène d’intimité gênante, en tout cas de notre point de vue, face à l’écran. Beauté des plans, mise en scène apaisée, récit de trauma familial se perdant dans quelques méandres, cette histoire d’étrangères dans leur propre vie donne un joli film sensible. Quant à Mouna Hawa, actrice palestinienne repérée dans Je danserai si je veux de Maysaloun Hamoud (2017), elle est le phare dans la nuit du remarquable Inchallah un fils. En veuve et mère d’une petite fille qui se bat contre la famille de son ex-mari pour conserver sa place, son appartement, sa vie, elle est prodigieuse. Vaillant petit soldat, femme debout, infatigable pasionaria. Le tout à bas bruit et dans le respect de la culture et des convenances. Quand le cinéma nous offre ça, on prend !